Massivement employée au cours des années 1980 par l’Irak contre l’Iran (soixante-dix mille victimes iraniennes) ainsi que contre sa propre population kurde (cinq mille morts civils dans le massacre de Halabja en mars 1988), mais aussi par la Libye au cours du conflit contre le Tchad jusqu’en 1987, l’arme chimique a été interdite quelques années plus tard. La Convention sur l'interdiction des armes chimiques et sur leur destruction (CIAC) ouverte à la signature à Paris le 13 janvier 1993 est en effet entrée en vigueur en avril 1997. Elle réunit aujourd’hui la quasi-totalité des États du monde à l’exception de la République populaire démocratique de Corée (RPDC), de l’Égypte, d’Israël (signataire) et du Sud Soudan en passe de la ratifier. La CIAC complète le Protocole de Genève de 1925 (entré en vigueur en 1928) qui interdit le seul usage des armes chimiques (et des armes biologiques). Beaucoup plus ambitieuse, la CIAC prohibe le développement, la production, la mise au point, l’acquisition, le stockage, la possession et le transfert de telles armes. Elle s’accompagne d’un mécanisme abouti de vérification orchestré par l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) qui a son siège à La Haye. Le couple CIAC/OIAC compose depuis plus de vingt ans un régime d’interdiction réputé robuste et tout à fait inédit en sécurité internationale, auquel s’adosse un régime multilatéral de contrôle des exportations spécifique, le groupe Australie, en place depuis 1985 pour les pays fournisseurs.
Et pourtant, force est de constater que non seulement l’arme chimique continue d’être fabriquée et d’être employée dans le monde, mais encore à un rythme qui semble s’être accéléré ces dernières années, alors que le processus de désarmement des grands États historiquement dotés est en passe d’être achevé : plus de 80 % des armes chimiques dans le monde ont en effet été démantelées à ce jourSource : OIAC..
Le conflit en Syrie est le théâtre principal de cette réémergence. Depuis les premières attaques au gaz sarin, un neurotoxique mortel, en octobre 2012 à Kafr Takharim et Salqin, la France estime que le régime syrien a utilisé l’arme chimique à environ cent trente reprises. Le massacre de Khan Cheikhoun le 4 avril 2017 qui a causé entre cent et deux cent morts selon les estimations et plus de cinq cents blessés parmi la population civile, est l’un des plus meurtriers sans être le dernier en date. Or la Syrie, contrainte et forcée, est partie à la CIAC depuis fin 2013. Son arsenal est réputé avoir été entièrement démantelé à la date du 6 janvier 2016 sous supervision des inspecteurs de l’OIAC. Selon Mallory Stewart, officielle du département d’État en charge du démantèlement de l’arsenal chimique syrien sous l’administration Obama, les déclarations d’inventaire du régime syrien lors de l’adhésion du pays à la CIAC sont très lourdement suspectées d’être mensongères. « Certainly what we tried to do in the last administration is dismantle the entire chemical weapons program, » confiait-elle récemment avant d’ajouter : « which we know they never did »Voir Michael Schwirtz, « U.N. Links North Korea to Syria’s Chemical Weapons Program », The New York Times, 27 février 2018..
Quartier périphérique de Damas à l’est de la capitale, la Ghouta orientale est le théâtre de combats permanents depuis l’été 2012 après l’échec de l’offensive des rebelles syriens contre les forces du régime. C’est dans cette zone où l’imbrication des forces combattantes rend la situation très confuse que le régime syrien a commencé à utiliser des armes chimiques en mars 2013, précipitant au mois de septembre de la même année l’adhésion du pays à la CIAC14 septembre 2013. ainsi que le démantèlement de son arsenal. Or, de nombreuses enquêtes indépendantes indiquent que les forces loyalistes ont continué à employer du chlore sous forme de gaz chimique dans la Ghouta orientale depuis 2013Voir par exemple Benjamin Barthe, « Damas persiste à mener des attaques chimiques au chlore », Le Monde, 4 juin 2014.. Dernière allégation en date, quatorze cas de suffocation ont été comptabilisés par l'Observatoire syrien des droits de l'Homme (OSDH) après une attaque aérienne des forces loyalistes dans le cadre d’une nouvelle offensive sur la Ghouta orientale menée à partir du 18 février dernier. Au moins un enfant serait décédé selon le témoignage pour l’AFP d’un médecin opérant dans la zone : « Une odeur de chlore se dégage des vêtements et de la peau de la plupart des patients. Beaucoup ont des difficultés respiratoires et des irritations au niveau des yeux et de la peau », a-t-il ajoutéVoir par exemple « En Syrie, de nouveaux soupçons d'utilisation d'armes chimiques dans la Ghouta orientale », Le Huffington Post avec AFP, 26 février 2018. Voir également « Syrie : comment Bachar el-Assad anéantit la Ghouta orientale », Le JDD, 11 février 2018.. Enfin, le ministre français des Affaires étrangères affirmait officiellement mercredi 7 février dernier : « Nous avons tous les éléments (...) - je parle avec précaution parce que tant que ce n'est pas complètement documenté, il faut être prudent - mais toutes les indications nous montrent aujourd'hui qu'il y a l'usage du chlore par le régime en ce moment en Syrie »« Armes chimiques en Syrie : la ligne rouge de Macron a-t-elle été franchie ? », Europe 1 & Le JDD, 8 février 2018.. Dans ce contexte, les protestations de Bachar al-Assad s’agissant des allégations d’emploi de chlore par ses forces armées dans les récentes attaques contre la Ghouta orientale comme depuis 2013 sont provocantes à deux titres :
Par ailleurs, l’exacerbation récente de la crise nucléaire et balistique nord-coréenne fait communément oublier que le régime en place à Pyongyang mène un programme d’armes chimiques depuis des décennies. Les estimations les plus fiables des capacités de la RPDC varient de deux mille cinq cent à cinq mille tonnes d’agents, essentiellement sous forme de gaz moutarde, de phosgène, de sarin et de VX. L’on se souvient en particulier de l’assassinat du demi-frère de Kim Jong-un, Kim Jong-nam, dans l’aéroport international de Kuala Lumpur en février 2017 à l’aide de VX, un autre agent neurotoxique particulièrement mortel. Cet événement est attesté par un rapport à mi-parcours du Groupe d’experts créé en application de la résolution 1874 (2009) du Conseil de sécurité« Pour la première fois dans l’histoire du régime de sanctions la visant, l’emploi d’un agent de guerre chimique a été signalé par la Malaisie, qui l’a accusée d’avoir utilisé de l’agent VX en février 2017 à Kuala Lumpur pour assassiner Kim Jong Nam, qui serait le demi-frère de Kim Jong Un. » Rapport à mi-parcours du Groupe d’experts créé en application de la résolution 1874 (2009) du Conseil de sécurité, Nations Unies, Conseil de sécurité, S/2017/742, 5 septembre 2017.. Or, malgré un régime multilatéral de sanctions contre ses programmes d’armes de destruction massive continuellement renforcé depuis 2006Résolution 1718 du Conseil de sécurité des Nations Unies, 14 octobre 2006., Pyongyang continue d’alimenter un réseau de prolifération clandestin dont bénéficient toujours des Etats peu scrupuleux. Les trafics clandestins entre la RPDC et la Syrie sont attestés depuis longtemps s’agissant d’équipements et de composants entrant dans la fabrication de missiles balistiques. Selon un nouveau rapport du même Groupe d’experts créé en application de la résolution 1874 (2009) du Conseil de sécuritéCe rapport est possiblement à paraître au printemps 2018. dont certains éléments ont été transmis à la presse américaine sous couvert d’anonymat à la fin du mois de février 2018, il semble que les collaborations entre les deux régimes soient également avérées s’agissant du programme chimique syrien, y compris après l’adhésion forcée de la Syrie à la CIACMichael Schwirtz, op.cit..
Enfin, l’arme chimique aurait été employée dans la guerre du Darfour selon un rapport d’Amnesty International 2016/2017 publié en septembre 2016 qui indique une trentaine d’attaques de ce type perpétrées dans le Djebel Marra de janvier à août 2016 alors que les autorités gouvernementales de Khartoum interdisent l’accès aux zones de ce conflit contre l’Armée de libération du Soudan/Abdul Wahid (ALS/AW) qui dure depuis près de quinze ans (2003). D’après l’ONG, « s’appuyant sur l’imagerie satellite, plus de 200 interviews approfondies avec des victimes et l’analyse, par des spécialistes des armes chimiques, de dizaines d’images montrant des bébés et de jeunes enfants présentant d’atroces blessures, notre enquête indique qu’au moins 30 attaques chimiques sont susceptibles d'avoir eu lieu depuis janvier 2016. La plus récente daterait du 9 septembre 2016 »Terre brûlée, air empoisonné. Darfour : la région du Djebel Marra dévastée par les Forces gouvernementales soudanaises, Rapport, Amnesty International, 2016.. A l’examen des symptômes sur plus de cent victimes (cloques sur l’épiderme, lésions pulmonaires), les experts consultés conclurent à l’utilisation de produits vésicants, en particulier du gaz moutarde. Deux cent à deux-cent cinquante personnes seraient décédées dans ces attaques. Le Soudan est partie à la CIAC depuis 1999 et au Protocole de Genève depuis 1980. Selon le quotidien allemand Die Welt en 2004, une coopération aurait été mise en place entre le régime de Khartoum et la Syrie : « La délégation syrienne a suggéré au Soudan une coopération plus étroite dans le domaine des armes chimiques (…) et il a été proposé de tester les effets d’armes chimiques sur les rebelles de l’Armée de libération du peuple soudanais (SPLA) », affirmait alors le journalCité par Laurent Lagneau, La France demande une enquête sur l’utilisation présumée d’armes chimiques au Darfour », opex360.com, 1er octobre 2016.. Le 30 septembre 2016, la France réclamait l’ouverture d’une enquête internationale sur ces allégations particulièrement documentées. Au titre de l'article IX de la CIAC consacré aux « Consultations, Coopération et Établissement des Faits », une procédure précise et fonctionnelle est prévue pour obtenir des « éclaircissements », convoquer si nécessaire « une session extraordinaire de la Conférence des États parties », ou enfin lancer « une inspection sur place par mise en demeure de toute installation ou de tout emplacement se trouvant sur le territoire d'un autre État partie ou en tout autre lieu placé sous la juridiction ou le contrôle de cet État à seule fin d'élucider et de résoudre toutes questions liées au non-respect éventuel des dispositions de la présente Convention, et de faire effectuer cette inspection sans retard en quelque lieu que ce soit par une équipe d'inspection désignée par le Directeur général et en conformité avec l'Annexe sur la vérification »Article 9, alinéa 8 de la CIAC.. Début mars 2017, Amnesty International réitérait sa demande d’ouverture d’une enquête internationale au Darfour.
A titre subsidiaire, il convient de rappeler que l’utilisation de gaz mortels par les organisations terroristes de l’État islamique (EI) dans le cadre du conflit syrien (gaz moutarde, chlore) et ailleurs a ravivé la crainte du terrorisme chimique éveillée il y a plus de vingt ans au Japon par la secte Aum Shinrikyō (attentats au gaz sarin de Matsumoto et de Tokyo de 1994 et 1995 qui firent vingt morts et près de six mille blessés). Le terrorisme dit de destruction massive est un phénomène installé au moins depuis le milieu des années 1990 que caractérise la volonté de cibler le plus grand nombre possible de victimes sans distinction de moyens.
Ces quelques illustrations d’emploi, y compris par un ou des États parties à la CIAC, sont préoccupantes à trois titres :
La réémergence prouvée, documentée, polymorphe de l’arme chimique dans les affaires internationales s’accompagne désormais de cette réalité inédite dans l’Histoire : sa prohibition est en train de remporter le défi de l’universalisation. Si ce paradoxe perdure, le régime mondial d’interdiction des armes chimiques perdra sa qualité d’instrument de sécurité pour devenir une pure réalité diplomatique continuant de progresser à l’ombre du monde réel. Ce serait un échec alarmant du droit international.
Dans la plupart des cas d’emploi répertoriés, la difficulté d’établissement de la preuve est le point faible du dispositif d’interdiction/vérification. Cette difficulté est exploitée par les États qui n’ont pas intérêt à ce que les responsabilités soient établies. C’est bien ce que fait la Russie dans le cas syrien depuis le veto mis par ce pays au prolongement du mandat du JIM.
Face à un tel état de fait, l’initiative française d’un partenariat international contre l’impunité d’utilisation d’armes chimiquesVoir Partenariat international contre l’impunité d’utilisation d’armes chimiques. présentée le 23 janvier dernier à Paris est une bonne chose : c’est une forme de réaction politique qui peut fédérer un nombre appréciable d’États. A ce jour, près de trente États et organisations internationales soutiennent l’initiativeSource : France Diplomatie.. Mécanisme souple de mise à l’index des personnes physiques et morales impliquées dans des programmes chimiques militaires, ce partenariat est un premier pas face à l’ampleur des dégâts en cours. Il devra être suivi d’un renforcement significatif du régime mondial d’interdiction des armes chimiques dans les années à venir. En attendant, quels que soient son degré d’intégration et le nombre d’États engagés, une réaction internationale à la hauteur de l’emploi des armes chimiques dans le conflit syrien est devenue impérieuse.