Controverse sur la doctrine nucléaire américaine

Un projet de document officiel américain intitulé JP‑3‑72, Nuclear Operations, a brièvement fuité sur un site du Pentagone avant d’en être retiré.

Au vu de certains précédents, il est peu probable que cette fuite ait été délibérément organisée par les plus hautes autorités politiques ou militaires américaines.

Son contenu – mise à jour d’un document paraissant tous les 5 à 10 ans – a suscité un certain émoi dans les médias spécialisés, certains n’hésitant pas à parler du « retour du Dr. Folamour », i.e. de certaines conceptions de l’arme nucléaire comme arme « d’emploi ».Voir par exemple Todd South et al., « Blast from the past: the Pentagon’s updated war plans for tactical nukes », The Military Times, 10 juillet 2019.

Ce document n’annonce en fait nullement un tournant dans la doctrine nucléaire américaine, mais quelques formulations inhabituelles et/ou maladroites pouvaient le laisser penser. A titre d’exemple : « Les forces nucléaires américaines servent l’objectif national du maintien de la paix par la force », une formule que l’on peut qualifier de « reaganienne ».P. I-1. Ou encore : « Les États-Unis sont prêts à effectuer des actions destinées à restaurer la stabilité stratégique, limiter les dommages, et/ou mettre un terme au conflit dans les meilleurs termes possibles pour les États-Unis, leurs alliés, et leurs partenaires ».P. III-1 Ainsi « l’emploi d’armes nucléaires pourrait créer les conditions pour des résultats décisifs et la restauration de la stabilité stratégique ».P. III-3. Les références à la « restauration de la stabilité stratégique » sont inhabituelles. Et c’est fort maladroitement que le document met en exergue une citation de Herman Kahn : « Je pense que les armes nucléaires seront utilisées à un moment ou à un autre dans les cent prochaines années, mais que leur emploi a beaucoup plus de chances d’être à petite échelle et limité plutôt que de grande ampleur et sans contrainte ».Herman Kahn, cité in p. III-1

Pourtant, cette citation révèle que le but essentiel du document est plutôt de préparer les forces armées américaines à l’emploi d’armes nucléaires par l’adversaire.

Ainsi rappelle-t-il les éléments fondamentaux de la politique de dissuasion américaine, qui n’ont pas changé : « la dissuasion est la prévention d’une action par l’existence d’une menace crédible de réaction inacceptable et/ou le jugement selon lequel le coût de l’action excède les bénéfices perçus »P. I-1. ; « les forces nucléaires doivent être prêtes à exécuter des options pré-planifiées, des options planifiées en fonction des circonstances, ou une combinaison d’options dans le but d’atteindre les objectifs de sécurité nationale prescrits par le Président »P. I-3. ; « les forces interarmées subordonnées n’ont pas (...) la capacité de proposer, planifier et/ou raffiner la planification nucléaire ».P. V-1.

En revanche, il attire l’attention sur le fait que « l’emploi des armes nucléaires peut radicalement altérer ou accélérer le déroulement d’une campagne. Une arme nucléaire pourrait être introduite dans le cours de la campagne du fait de la perception d’un échec d’une campagne militaire classique, d’une possible perte de contrôle ou de régime [sic], ou pour procéder à l’escalade afin de proposer un règlement pacifique en des termes plus favorables ».P. V-3.

Il invite ainsi, comme d’autres publications avant lui, les commandants de forces à prendre en compte un risque désormais accru d’emploi de l’arme nucléaire par un adversaire : « l’intégration des armes nucléaires dans un théâtre d’opérations implique la prise en compte de variables multiples. (...). En particulier, l’emploi d’une arme nucléaire changera fondamentalement l’aspect d’une bataille et créera des conditions qui affecteront la manière dont les commandants pourront s’imposer dans un conflit »P. III-3. ; « il est possible que le plus grand et le moins bien compris des défis auxquels a à faire face une force interarmées est la manière de conduire les opérations dans un environnement radiologique post-détonation nucléaire ».P. V-2.

L’épisode rappellera aux experts un incident du même ordre qui eut lieu en 2005, lorsqu’un projet (visiblement moins avancé dans sa rédaction) de document analogue avait fuité dans la presse.Joint Publication 3-12, Doctrine for Joint Nuclear Operations, Final Coordination (2), 15 mars 2005.

Si cette fuite n’était pas organisée, la révélation de ce document n’en aura probablement pas moins des conséquences politiques et stratégiques : certains observateurs, y compris chez les adversaires potentiels du pays, y verront une confirmation de l’appétence nouvelle, selon eux, de Washington pour l’emploi de l’arme nucléaire.

Mais une telle perception ne pourrait-elle pas avoir, volens nolens, un effet dissuasif ? On rappellera à cet égard que, selon de bonnes sources, il serait désormais interdit, dans l’administration américaine, de rappeler la célèbre phrase de MM. Reagan et Gorbatchev en 1987 : « une guerre nucléaire ne peut pas être gagnée et ne doit pas être menée ». La raison invoquée ? Ne pas laisser croire à la Corée du Nord que l’Amérique ne serait pas prête à employer l’arme nucléaire contre elle.Source personnelle.

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