Septembre 2022 et le regain d’agitation nucléaire russe
Observatoire de la dissuasion n°102
Isabelle Facon,
novembre 2022
Les pays occidentaux ont voulu se montrer stoïques et mesurés dans leur réponse au signalement nucléaire russe depuis le début de la guerre en Ukraine. Or, dernièrement, le président Biden, évoquant le risque d’un Armageddon, a mis en garde son homologue russe contre la tentation du recours à l’arme nucléaire en Ukraine
Le 21 septembre, le président russe annonce simultanément la tenue de référendums dans les territoires ukrainiens où son armée a établi des positions et sa décision d’engager une mobilisation partielle de la population. Se disant prêt à assurer la protection de l’intégrité territoriale et la défense de la Russie et de son peuple, de « son indépendance » et de « sa liberté » par « tous les moyens à [sa] disposition », il précise que « ce n’est pas du bluff » (sic). Il suggère de surcroît qu’il ne fait que répondre au « chantage nucléaire » qui s’exercerait à l’encontre de son pays, et entend rappeler aux auteurs dudit chantage « que notre pays dispose aussi de différents moyens de frappe » qui, « dans certaines composantes … sont plus avancés que ceux des pays de l’OTAN », si bien que « ceux qui essaient de nous faire du chantage à l’arme nucléaire doivent savoir que la rose des vents peut s’orienter dans leur direction »
Bien sûr, l’annexion des territoires ukrainiens, dans lesquels Vladimir Poutine déclarera la loi martiale le 19 octobre, signifie, dans l’esprit des autorités russes, qu’ils relèvent désormais du système de défense de la Fédération de Russie. Ce point a été confirmé dans une réponse à une question adressée à Dmitriï Peskov, porte-parole de la présidence russe, sur la question de savoir si les « nouveaux territoires » étaient sous la protection de l’arsenal nucléaire russe – réponse consistant à dire que la sécurité des régions annexées est assurée au même niveau que le reste du territoire de la Fédération
Cependant, dans leur formulation, les discours de septembre ne semblent pas marquer de véritable rupture au regard des précédentes déclarations relevant du même registre. La mention, présente dans les allocutions de Vladimir Poutine, de la volonté de défendre « l’intégrité territoriale » de la Russie dans sa nouvelle configuration a fait couler beaucoup d’encre mais dans le texte de doctrine nucléaire de 2020, la protection de l’intégrité territoriale, si elle est bien mentionnée, n’est pas intégrée dans le libellé des quatre conditions présentées comme étant de nature à motiver le recours au nucléaire
Quand le 21 septembre, le président russe évoque le chantage nucléaire auquel est prétendument soumis la Russie, il cherche à justifier la décision, qu’il sait impopulaire, d’engager la mobilisation partielle en en déplaçant la motivation vers une cause plus forte – puisqu’il s’agit de faire face au projet occidental de « piller », « démembrer », « soumettre » la Russie. Ces termes peuvent aussi faire penser aux dirigeants occidentaux que Moscou voit bien dans leur action en soutien à l’Ukraine une « menace à l’existence » de la Fédération de Russie, sachant que le débat occidental sur les « intentions nucléaires » russes s’est beaucoup axé sur l’interprétation qu’il fallait faire de cette notion de « menace à l’existence » de la Russie et sur sa délimitation. Quant au « précédent » de Nagasaki et Hiroshima, il peut tout autant, sinon plus, correspondre à un thème classique du narratif russe sur les méfaits de « l’Occident collectif », renvoyant ce dernier à ses fautes morales (ce que visent également les accusations de chantage nucléaire, qui d’ailleurs demeurent relativement obscures
Les discours de septembre, dans leur volet « signalement nucléaire », répondent donc à la même logique que précédemment : dramatiser le contexte d’une nouvelle escalade sur le plan politique, tenter de rééquilibrer le rapport de forces suite aux revers des forces russes dans les régions de Kharkiv et de Kherson, envoyer un avertissement aux pays occidentaux. Sur ce dernier point, il s’agit sans doute de faire en sorte que les nouveaux succès militaires ukrainiens ne les encouragent pas à franchir un seuil qualitatif dans leur soutien militaire, dans l’idée d’accélérer l’issue de la guerre, dans le sens d’une défaite russe. Ainsi l’allocution du 21 septembre, déplorant l’activité de renseignement occidental au profit des forces ukrainiennes, évoque aussi « certains politiciens irresponsables en Occident » qui « parlent de plans d’organisation de livraisons à l’Ukraine de moyens d’attaque à longue portée – des systèmes qui permettront de frapper la Crimée, d’autres régions de Russie ».
La présente analyse n’interdit évidemment pas la vigilance qu’impose toute situation de conflit mettant face à face des puissances nucléaires, ce qui est de facto le cas de la guerre russe en Ukraine, et se situe à un temps T dudit conflit, dont les données n’imposent pas une préoccupation particulière au regard de ce qui a précédé depuis février 2022 sur le « sujet nucléaire ». C’est d’ailleurs l’avis de la majorité des experts sérieux du sujet, pointant qui l’absence de mouvements suspects du côté des forces nucléaires stratégiques ou tactiques russes, qui la conscience à Moscou de l’opprobre international, et peut-être à l’intérieur de la Russie, auquel elle se soumettrait si elle en venait à cette extrémité.
L’évolution de la communication occidentale sur le sujet nucléaire est peut-être porteuse d’objectifs politiques destinés, peut-être, aux pays qui, sans approuver la décision de Poutine d’entrer en guerre le 24 février, n’ont pas consenti à ce jour à suivre l’Occident sur les sanctions et l’entreprise d’isolement de la Russie. Pour certains observateurs, certes peu nombreux, elle pourrait être l’expression, paradoxalement, d’une volonté d’engager une désescalade progressive permettant d’imposer la perspective d’une négociation. La situation actuelle dans toutes ses ambiguïtés montre en tout cas toute la subtilité et les risques des usages de la dissuasion.