Tentations nucléaires en Corée du Sud

Le 11 janvier 2023, le président Sud-coréen Yoon Suk-yeol a suscité de fortes réactions en indiquant que la Corée du Sud pourrait envisager de se doter d’armes nucléaires « si les menaces nord-coréennes deviennent plus sérieuses »Jeongmin Kim, « Yoon says Seoul could rapidly acquire nukes if North Korean threats increase », NK News, 12 janvier 2023.. Le Président a en particulier remarqué que si Séoul s’engageait dans cette voie, ses capacités, dans le domaine nucléaire civil et en matière de vecteurs, lui permettraient rapidement d’acquérir une force nucléaire opérationnelle. Même si quelques jours plus tard, le président sud-coréen a modéré ses propos en indiquant que le pays reste pour l’instant un État non-doté d’armes nucléaires au sens du TNP en règle avec ses obligations et qu’il fait parfaitement confiance à la dissuasion élargie américaineMatt Murray, « South Korea Leader Dials Back Comments on Developing Nuclear Weapons », The Wall Street Journal, 19 janvier 2023., ces propos ont illustré une intensification du débat sud-coréen sur la pertinence de développer une capacité nucléaire autonome.

Surtout, il convient de ne pas balayer le débat sud-coréen d’un revers de la main en considérant qu’il ne s’agit que d’une énième tactique diplomatique pour maximiser les garanties de sécurité américaines. Le développement des capacités courte-portée nord-coréennesStéphane Delory, Antoine Bondaz, Christian Maire et Geo4i, « North Korean Short Range Systems: Military consequences of the development of the KN-23, KN-24 and KN-25 », In Depth Report, FRS, janvier 2023., l’annonce du développement d’armes nucléaires tactiques et l’évolution de la doctrine d’emploi nord-coréenneAntoine Bondaz, « Nouvelle loi sur le nucléaire en Corée du Nord », Bulletin n°103, FRS, novembre 2022. ont un impact majeur sur la perception sud-coréenne de la menace nord-coréenne et alimentent la réflexion sur l’opportunité de développer un programme nucléaire national. Même si ce débat est ancien, le paradigme évolue donc fortement puisque le président sud-coréen le rappelait lui-même : le moteur de la réflexion n’est plus la perte de confiance dans les garanties de sécurité américaines, comme c’était le cas en 1975 lorsque le président Park Chung-hee évoquait le développement d’une capacité nucléaire autonome tout en ayant demandé la mise en œuvre d’un programme clandestin, mais le développement des capacités nord-coréennes et l’évolution de l’asymétrie perçue entre Nord et Sud.

Les termes du débat évoluent donc depuis 2000Pour une analyse détaillée des positions depuis 2000, voir Antoine Bondaz, « La Corée du Sud doit-elle aussi se nucléariser ? », Korea Analysis, janvier 2014., en particulier du côté des experts militaires, avec tout d’abord une discussion sur la pertinence de redéployer des armes nucléaires tactiques américaines sur le territoire sud-coréen« Lee Jong-Heonn Calls for nuclear weapons in South Korea », UPI, 21 octobre 2009.. En 2016, le gouvernement conservateur avait selon la presse évoqué la question avec WashingtonHyunmin Michael Kang, « South Korea’s Heated Debate over the Possibility of Tactical Nukes », The Diplomat, 22 septembre 2017., une proposition reçue sans enthousiasme aux États-UnisPark Young-hwan, Hong Joon-pyo, « U.S Officials Reluctant to Answer Demand for Redeployment of Tactical Nuclear Weapons », The Kyungyang Shinmun, 27 octobre 2017.. Lui succédant, l’administration Moon ne s’était pas prononcée en faveur d’une telle optionEujung Lim, « South Korea’s Nuclear Dilemmas », Journal for Peace and Nuclear Disarmament, vol. 2, n°1, 2019.. Pour l’instant, cette option n’est pas officiellement considérée par les États-UnisWilliam Gallo, « US Rules out Redeploying Tactical Nukes to South Korea », VOA News, 24 septembre 2021., même si des propositions sont régulièrement faites par des observateurs informésEmmanuelle Maitre, « Vers le redéploiement d’armes nucléaires tactiques en Corée du Sud ? », Bulletin n°48, Observatoire de la Dissuasion, novembre 2017.. Néanmoins, il est à noter que lors des élections nationales de mars 2022, le parti conservateur a indiqué son souhait de demander aux États-Unis le redéploiement d’armes nucléaires tactiques sur le territoire sud-coréen« Yoon says he will request redeployment of US tactical nukes in case of emergency », The Korea Herald, 22 septembre 2021.. Si l’on en croit les sondages d’opinion datant de 2021, cette option serait soutenue par 57% de la population sud-coréenne, avec un soutien plus marqué pour les sondés proches du parti conservateur (71%).

Le même sondage montre que concernant le développement d’un programme national, le soutien populaire serait plus fort avec 71% des sondés en faveur. Même si les études d’opinion doivent être considérées avec prudence, il est intéressant de noter qu’il y a une large préférence parmi la population pour un programme national par rapport au déploiement d’armes américainesToby Dalton, Karl Friedhoff et Lami Kim, « Thinking Nuclear: South Korean Attitudes on Nuclear Weapons », Study, Carnegie Endowment for International Peace, The Chicago Council on Global Affairs, février 2022., et que ce chiffre tend à progresser par rapport à des études similaires antérieuresMichelle Ye Hee Lee, « More than ever, South Koreans want their own nuclear weapons », The Washington Post, 13 septembre 2017.. Entre novembre et décembre 2022, un nouveau sondage a indiqué un taux de soutien de 76.6% pour une dissuasion indépendante« 7 of 10 South Koreans support independent development of nuclear weapons », Korea JoongAng Daily, 30 janvier 2023..

En 2016, selon une étude américaine, les principales motivations pour le développement d’un programme nucléaire militaire étaient la volonté de crédibiliser la dissuasion et de corriger une asymétrie sur la péninsule en répondant au programme nord-coréenRobert Einhorn et Duyeon Kim, « Will South Korea go nuclear? », The Bulletin of the Atomic Scientists, 15 août 2016.. L’indépendance nationale et la capacité à prendre souverainement des décisions liées à la sécurité nationale ont également été mentionnéesKim Dae-joong, « S. Korea Needs to Consider Acquiring Nuclear Weapons », The Chosunilbo, 10 juillet 2012., tout comme le refus d’être un « pion » sur l’échiquier international. Pour d’autres experts, les appels à développer un arsenal nucléaire visaient avant tout à faire pression sur la Chine et les États-Unis pour les inciter à davantage œuvrer pour la dénucléarisation de la Corée du Nord, à satisfaire un électorat pro-nucléaire ou à manifester sa frustration quant à un soutien américain jugé trop tièdeRobert Einhorn et Duyeon Kim, op. cit..

Néanmoins, de manière notable, le dernier sondage réalisé à l’hiver 2022 montre que le soutien à l’option nucléaire autonome est corrélé à une plus forte confiance portée à la solidité de l’alliance américaine. La volonté de développer un programme national n’est donc plus seulement le reflet d’une crainte d’un abandon américain, mais plutôt celui d’une conviction que la dénucléarisation de la Corée du Nord est impossible et que la menace nord-coréenne aujourd’hui, mais aussi sans doute chinoise demain, justifie l’acquisition d’armes nucléaires en plus de l’alliance américaineToby Dalton, Karl Friedhoff et Lami Kim, op. cit..

Concernant la forme qu’une nucléarisation sud-coréenne pourrait prendre, certains notent qu’avant de s’embarquer dans une procédure de retrait du TNP, il pourrait être intéressant pour Séoul de renforcer son statut d’État du seuil, notamment en se lançant dans le retraitement du plutoniumJungmin Kang, « A Nuclear South Korea Would be a Mistake », Bulletin of the Atomic Scientists, 1er avril 2016. . Le fait que le Japon possède cette capacité est un argument dans cette conversation, mais la justification principale serait de pouvoir disposer de plutonium de qualité militaireRachel Oswald, » If It Wanted To, South Korea Could Build its Own Bomb », CQ Weekly, 10 avril 2018.. Certains experts ont noté que les premières armes sud-coréennes pourraient être produites en six mois, temps nécessaire à la construction d’une usine de retraitement et à la production de la matière fissile nécessaire à la première armeDavid Sanger, Sang-Hun Choe et Motoko Rich, « North Korea Rouses Neighbors to Reconsider Nuclear Weapons », The New York Times, 28 octobre 2017.. En 2014, selon une estimation sud-coréenne, le combustible usé des centrales électriques de Wolsong pourrait en théorie produire 74 tonnes de plutonium, une quantité tout à fait significativeLee Young-Wan, « 원료제조 6개월, 기폭장치 6~9개월한국 1년반이면 무장 », (Raw material production 6 months, detonator 6-9 months... Korea can arm itself in a year and a half), The Chosun Ilbo, 19 février 2016.. Par ailleurs, bien que Séoul n’ait pas pour l’instant fait le choix de retraiter le plutonium, notamment en raison des pressions américaines, son agence nucléaire, la KAERI, a développé un procédé électrochimique de retraitementJungmin Kang, « Pyroprocessing in South Korea », New Diplomacy Initiative, Policy Brief, 2 juin 2022.. Ce procédé n’est pas censé pouvoir générer de matières pour un usage militaire, mais certains responsables sud-coréens entretiennent une ambiguïté à ce sujet. Du côté de la militarisation des capacités, les progrès accomplis depuis 2016 au niveau balistique, y compris le développement d’un missile lancé depuis un sous-marin, ajoutent une certaine crédibilité aux déclarations politiques.

Si la population sud-coréenne semble de plus en plus soutenir une évolution de la politique sud-coréenne en matière de dissuasion, il ne faut pas minimiser les obstacles que cela engendrerait. Tout d’abord, l’implantation de batteries de missiles THAAD a montré que les populations locales pouvaient combattre farouchement des projets militaires prévus dans leur voisinageAnthony Kuhn, « A South Korean village is protesting U.S. plans for THAAD missile defense upgrades », NPR, 8 janvier 2023.. En cas de déploiement d’armes nucléaires américaines, une réaction forte de la société civile serait à prévoir. Mais un programme purement national susciterait également sans doute des oppositions. Des ONG anti-nucléaires restent actives dans le pays et seraient sans doute à l’origine de débats animésEujung Lim, « South Korea’s Nuclear Dilemmas », Journal for Peace and Nuclear Disarmament, vol. 2, n°1, 2019..

Enfin, concernant l’acquisition d’armes, il ne faut pas confondre un soutien de principe à l’idée, exprimée dans le cadre d’un sondage d’opinion, et une acceptation des conséquences stratégiques d’une telle décision, pouvant induire un rejet du pays sur la scène internationale, une rupture des alliances traditionnelles, des coûts économiques forts voire la création de vulnérabilités militaires dans le domaine conventionnel dans le court terme (effet d’éviction). Une expérience conduite en 2020 avait permis de mettre en lumière cette diminution du soutien auprès d’un public plus informéSangyong Son et Park Jong Hee, «한국 유권자들은 정말 핵무장을 원하는가? 실험 설문을 이용한 핵무장 여론  », (Do South Korean Voters Really Want Nuclear Armament?), Journal of the Korean Political Science Association, vol. 54, n°2, 2020.. En 2016, dans le contexte du quatrième essai nucléaire nord-coréen, une étude détaillée auprès de leaders d’opinion sud-coréens concluait que si les voix en faveur d’un programme nucléaire national étaient particulièrement audibles et populaires, il ne fallait pas en exagérer la portée. En particulier, selon des personnalités informées, cette position reste minoritaire dans les cercles politiques et stratégiques, et surtout soutenue par des politiciens peu au fait des questions militairesRobert Einhorn et Duyeon Kim, op. cit.. À l’international, des experts renommés ont aussi fait valoir tous les inconvénients d’une telle décisionSiegfried Hecker, « The Disastrous Downsides of South Korea Building Nuclear Weapons », 38th North, 20 janvier 2023..

Ce diagnostic sur les coûts protéiformes du développement d’une capacité nucléaire autonome évolue cependant. Il existe une pression continue de répondre aux appels de l’opinion publiqueMichelle Ye Hee Lee et Min Joo Kim, « South Koreans wonder: Will the U.S. still protect us from North Korea? », The Washington Post, 7 février 2023., et il faut noter que dans les sondages d’opinion qui précisent les coûts potentiels d’une nucléarisation, le soutien reste majoritaire. Et si de nombreux experts sud-coréens continuent de montrer un fort scepticisme sur le sujetKyung-joo Jeon, « An Insider’s View on South Korea’s Nuclear Armament Debate », KEI, 9 février 2023., d’autres experts s’organisent notamment dans le cadre du ROK Forum for Nuclear Strategy qui rassemble les partisans d’une nucléarisation du pays. Et leur réflexion est la suivante : (1) la Corée du Sud pourrait se retirer légalement du TNP et développer des armes nucléaires sans faire l’objet de sanctions juridiques, alors que la Déclaration conjointe de 1992 sur la dénucléarisation de la péninsule coréenne a de fait été annulée par la nucléarisation de la Corée du Nord dans les années 2000 ; (2) les alliés et partenaires de la Corée du Sud ne sanctionneraient pas le pays tant il est un partenaire indispensable tant sur le plan économique dans les chaînes de valeurs mondiales, notamment en matière de semi-conducteurs ou de chantiers navals, que sur le plan diplomatique ; (3) cette nucléarisation permettrait peut-être enfin d’exercer une pression véritable sur la Corée du Nord mais aussi sur la Chine pour, in fine, permettre une résolution de la crise nucléaire nord-coréenne. La question à laquelle ne répondent cependant pas ces experts est la réaction chinoise et avant tout nord-coréenne dans un tel scénario.

 

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