Une doctrine nucléaire pour la Russie
Observatoire de la dissuasion n°77
Isabelle Facon,
juillet 2020
Le 2 juin 2020, Vladimir Poutine signait l’oukase présidentiel n° 355 portant sur les « Fondements de la politique d’Etat de la Fédération de Russie dans le domaine de la dissuasion nucléaire », que les experts russes comparent volontiers, dans sa nature, à la Nuclear Posture Review. Ce « document de planification stratégique » de cinq pages et demie comprend 25 points structurés en quatre sections : I. Dispositions générales (points 1-8) ; II. L’essence de la dissuasion nucléaire (9-16) ; III. Les conditions du passage à l’emploi de l’arme nucléaire (17-20) ; IV. Les objectifs et fonctions des organes fédéraux du pouvoir d’Etat, des autres organes et organismes étatiques dans la réalisation de la politique de l’Etat en matière de dissuasion nucléaire (21-25).
Sa publication retient forcément l’attention alors que le débat va bon train depuis des années sur la doctrine nucléaire russe – un débat alimenté par l’intensification très nette depuis 2014 de la politique de signaux nucléaires (nuclear signaling) dans la politique extérieure de Moscou et les nombreuses prises de position du chef de l’Etat lui-même sur le sujet
Evidences et confirmations
Le caractère défensif de la politique de dissuasion nucléaire, qui s’exerce « en permanence en temps de paix, en période de menace directe d’agression et en temps de guerre jusqu’au début de l’emploi de l’arme nucléaire » (point 11), est mis en avant (point 4). Le texte indique que les autorités russes voient l’arme nucléaire « exclusivement comme un moyen de dissuasion, dont l’emploi est une mesure extrême et forcée », la Russie mettant en œuvre tous les moyens possibles pour « réduire la menace nucléaire et ne pas laisser les relations inter-étatiques se dégrader au point de provoquer des conflits militaires, y compris nucléaires » (point 5). Il s’agirait ainsi de faire mentir les conjectures selon lesquelles la Russie pourrait être tentée d’entreprendre une agression en utilisant la menace d’un possible recours au nucléaire pour empêcher les Etats-Unis et l’OTAN d’utiliser tous les moyens disponibles pour repousser ladite agression (coercition nucléaire)
L’Etat russe entend dissuader l’adversaire potentiel de réaliser une agression contre la Russie et (ou) ses alliés (point 4), cet adversaire devant comprendre le caractère inévitable de représailles (neotvratimost’ vozmezdiia ; point 9)
La doctrine évoque l’identité du « potentiel agresseur » jugé le plus probable : la dissuasion nucléaire s’exerce à l’encontre d’Etats et de coalitions militaires qui voient la Russie comme un adversaire potentiel et disposent de l’arme nucléaire (ou d’autres armes de destruction massive) ou « d’un important potentiel de combat de forces conventionnelles » (point 13) – des termes qui renvoient aux Etats-Unis et à l’OTAN (cela permet, en passant, de préserver le partenariat stratégique avec Pékin). La liste des principaux dangers militaires qui, en fonction de l’évolution de la situation militaro-politique et stratégique, « peuvent évoluer en menaces militaires … et pour la neutralisation desquels est réalisée la dissuasion nucléaire » (point 12) va dans le même sens en reprenant la liste des griefs constamment formulés par Moscou à l’encontre des Occidentaux au cours de la dernière décennie : le déploiement par l’adversaire potentiel à proximité des frontières de la Russie ou de ses alliés de groupes de force conventionnelles au sein desquelles se trouvent des vecteurs pour l’arme nucléaire ; le déploiement par des Etats voyant la Russie comme un adversaire potentiel de systèmes de défense antimissile, de missiles de croisière et balistiques à moyenne et courte portées, d’armes de précision non nucléaires et d’armes hypersoniques, de drones de combat, d’armes à énergie dirigée ; la création et le déploiement dans l’espace de moyens antimissile et de frappe ; la possession par des Etats d’armes nucléaires et (ou) d’autres armes de destruction massive pouvant être employées contre la Russie et ou ses alliés, ainsi que leurs vecteurs ; la prolifération incontrôlée de l’arme nucléaire, de ses vecteurs, des technologies et équipements permettant de la produire ; le déploiement d’armes nucléaires et de leurs vecteurs sur le territoire d’Etats non nucléaires (point 12).
Cette liste frappe par la présence en nombre d’hypothèses prenant en compte des problématiques reliées à des armements non nucléaires : elle reflète ainsi la préoccupation maintes fois exprimée par Moscou sur le développement et le déploiement de technologies dont elle estime qu’elles mettent en cause au moins potentiellement la crédibilité de sa dissuasion nucléaire. Et les alliés des Etats-Unis sont prévenus en substance que l’accueil sur leur territoire de systèmes américains, nucléaires ou conventionnels (antimissiles, nucléaires – référence à la Pologne, FNI) fera d’eux des objets de la dissuasion nucléaire russe.
Nouveautés et ambiguïtés
A bien des égards, la doctrine nucléaire propose une approche de la dissuasion assez classique, et est en ligne avec les textes et prises de position officiels sur le sujet au cours des dernières années. L’énoncé général des conditions pouvant justifier l’emploi de l’arme nucléaire est similaire à celui des doctrines militaires de 2010 et 2014 (point 17), et la prédominance du « danger occidental » dans l’évaluation des menaces et la perception d’une mise en cause de la dissuasion russe par les évolutions technologiques, notamment américaines, sont confirmées. Cependant, les « fondements » apportent certaines précisions et… imprécisions.
Dans une certaine mesure, peut-être en lien avec la perception prégnante en Russie d’une forte dégradation de sa situation de sécurité internationale, le texte donne le sentiment d’un élargissement de la gamme des options dans lesquelles le recours au nucléaire peut être envisagé. (Cela peut aussi relever, il est vrai, d’un effet d’optique du fait de la quasi-absence, dans la période antérieure, d’indications détaillées et cohérentes sur la doctrine nucléaire russe). La formulation de la mention de dangers pouvant évoluer en menaces militaires apporte du flou (voir supra) ; pour certains experts, cependant, elle suggère que ces dangers ne sont pas des cibles de l’arme nucléaire russe, mais simplement quelles pourraient être ces cibles en cas d’aggravation de la situation stratégique
De plus, les « Fondements » éclairent au moins partiellement sur l’intérêt pour la Russie de se doter de nouveaux systèmes nucléaires exotiques pour assurer sa dissuasion (cf. le discours du 1er mars 2018) alors que sa triade stratégique, en cours de modernisation, paraît y subvenir largement. Pour certains experts russes, le développement de ces systèmes exotiques s’expliquerait par la notion d’inévitabilité des représailles, sous forme de « dommages inacceptables » quelles que soient les circonstances (point 9). Ces systèmes (notamment le drone sous-marin ou torpille autonome Poseidon, et le missile de croisière à propulsion nucléaire Burevestnik) seraient conçus pour donner corps à cette clause, même en cas de destruction par l’adversaire d’une partie du potentiel de frappe nucléaire principal
Le document n’offre pas une réponse claire à la question qui a suscité le plus de controverses, à savoir si la Russie est guidée par une doctrine d’escalade (nucléaire) pour la désescalade (d’un conflit dans lequel ses forces ne parviendraient pas à faire face), un point que la dernière Nuclear Posture Review prend pour acquis mais que mettent en doute nombre de spécialistes russes et occidentaux. La doctrine précise que si un conflit militaire devait survenir, le rôle de la dissuasion serait de « ne pas permettre une escalade des actions militaires et leur interruption selon des conditions acceptables pour la Fédération de Russie et (ou) ses alliés » (point 4). Certains experts russes regrettent cette formulation, qui, disent-ils en substance, donnera du grain à moudre à un certain public occidental, notamment aux « idéologues de la NPR-2018 »
Pourquoi maintenant ?
On peut enfin s’interroger sur le « timing » de la publication de cette doctrine – alors que la stratégie de sécurité nationale et la doctrine militaire, dont dérive, logiquement, la doctrine nucléaire, sont supposées être renouvelées à brève échéance. Après s’être montrée très démonstrative quant à son statut de puissance nucléaire et avoir cherché à stimuler une relance des négociations de maîtrise des armements stratégique et à y bénéficier d’une main plus forte en dramatisant les enjeux par la production de nouveaux systèmes nucléaires exotiques, la Russie veut clarifier les principaux termes de sa doctrine nucléaire – sans doute pour limiter le risque de s’enfermer dans un dilemme de sécurité (risque plus tangible depuis la publication de la NPR-2018). Mais le texte veut aussi poser le cadre d’un éventuel monde sans maîtrise des armements. Quand les autorités russes soulignent la possibilité d’amender la doctrine nucléaire si des facteurs externes ou internes influencent la situation de défense nationale (point 8), « l’adaptabilité [adaptivnost’] de la dissuasion nucléaire aux menaces militaires » étant l’un de ses principaux principes (point 15), elles intègrent visiblement les risques post-FNI. Les perspectives sombres de la prorogation du Traité New Start pèsent aussi. Pour Moscou, la maîtrise des armements constituait un vecteur de « contrôle » sur la posture et les moyens nucléaires américains. Elle alerte depuis plusieurs années sur ce qu’elle voit comme le délitement, sous la pression de la politique américaine (retrait du traité ABM en particulier), de cette architecture et la très grande préoccupation qu’elle en retire du point de vue de la stabilité stratégique puisque cette évolution la prive de leviers pour négocier sur les technologies qui, à son sens, sont de nature à miner la crédibilité de sa dissuasion. La publication de la doctrine nucléaire est peut-être, ainsi, une dernière cartouche dans l’effort de la Russie en vue de ramener l’administration américaine sur la voie de la maîtrise des armements en lui laissant entrevoir certaines des données d’un monde qui en serait privé. C’est sans doute aussi une démonstration de sa résolution à faire face à cette dernière hypothèse en ayant toutes les cartes en mains – en termes de moyens, de détermination, tout en introduisant une dose de communication et de transparence pour éviter d’aborder cette nouvelle ère dans des conditions de trop grande instabilité stratégique.