Union africaine / G5 Sahel : Cherche cohérence désespérément

Introduction

Le G5 Sahel créé en 2014 s’est imposé contre les multiples efforts de l’Union africaine (UA) pour faire prévaloir son dispositif et son approche pour la gestion de la crise sahélienne.

Après une période d’hostilité vis-à-vis du G5, l’UA a fait évoluer sa politique en lui apportant son soutien tout en cherchant formellement à rendre le G5 « compatible » avec son architecture de paix et de sécurité. Le changement en 2017 à la Présidence de la Commission de l’UA a été un facteur important dans cette évolution.

UA vers G5 : l’approche élargie de l’UA

La première manifestation d’intérêt de l’UA pour la région sahélo-sahélienne remonte à la mise en place de l’Initiative africaine de la « Grande muraille verte », vaste projet promu par les chefs d’États et de gouvernement de la Communauté des États Sahélo-Sahéliens (CEN-SAD) en juin 2005 et endossé par l’UA en janvier 2007. L’Agence Panafricaine de la Grande Muraille Verte (APGMV) créée en juin 2010, en vue de superviser cette Initiative, comptait 11 pays membres et une large zone sur la rive méridionale du Sahara allant de Dakar à la mer Rouge (Burkina Faso, Mali, Mauritanie, Niger, Nigeria, Sénégal, Djibouti, Érythrée, Éthiopie, Soudan, Tchad).

La définition géographique et stratégique du Sahel par l’UA, dictée au départ par des contraintes climatiques et environnementales, a évolué sous la pression de nouveaux défis de nature sécuritaire (qui seront consacrés dans la stratégie Sahel de l’UA en 2014). Cette définition y associe en plus de l’Algérie, la Libye ainsi que la Côte d’Ivoire, la Guinée, la Guinée Bissau, le Nigeria et le Sénégal.

Dans cette zone marquée ces dernières années par une multiplicité d’interventions, cette vision élargie du Sahel par l’UA l’oppose à plusieurs autres acteurs importants, qui dans leurs stratégies respectives ont privilégié une approche plus restreinte s’appuyant sur les 5 pays qui formeront le G5 Sahel, en particulier les Nations Unies, l’Union européenne, la France, la Banque mondiale, la BAD…

Au-delà de la capacité des acteurs à réaliser leurs stratégies, cette divergence ne se pose pas seulement en termes d’étendues géographiques, mais suggère surtout la préoccupation de savoir si compte-tenu des liens frontaliers, humains et historiques, et des interdépendances entre les pays de la région sahélo-saharienne, les États voisins situés au Nord du Sahara, notamment l’Algérie et la Libye, devaient être pris en compte ou pas. La même question se pose concernant les voisins immédiats des 5 pays (Côte d’Ivoire, Nigeria, Sénégal) compte-tenu de la nouvelle donne sécuritaire. Cette approche élargie a l’avantage d’inclure les principaux acteurs maghrébins, mais l’inconvénient de vouloir inclure un trop grand nombre d’acteurs pour pouvoir mettre en œuvre des réponses rapides face à l’aggravation de la crise au cœur de la BSS. Cette question alimentera les réserves de l’UA vis-à-vis du projet G5 Sahel.

Paix et Sécurité : une construction continentale dans la durée contre une logique sous régionale dans l’urgence

Dès sa création, l’UA a adopté en 2002 le projet d’Architecture de Paix et de Sécurité Africaine (APSA) et de Forces Africaines en Attente (FAA) qui va constituer le cadre incontournable de sa politique de paix et de sécurité et la référence obligée de toutes ses initiatives dans ce domaine.

Dans ce cadre, ce sont principalement les raisons de paix et de sécurité qui ont conduit à l’intensification de l’intérêt et de la présence de l’UA dans la région sahélo-saharienne. L’apparition et l’aggravation de la menace terroriste depuis les années 1990, l’accroissement des trafics illicites et de la criminalité organisée et surtout les crises libyenne (2011) et malienne (2012) ont inspiré de nombreux instruments juridiques et cadres normatifs et conduit à la densification des actions, et à une implication plus importante de l’UA dans la région. L’UA a ainsi produit des instruments déterminants pour construire son dispositif propre et spécifique dans la zone, conçus pour s’intégrer dans son approche continentale et renforcer sa volonté de leadership politique.

En plus de nombreux textes et décisions adoptés sur le terrorisme, les trafics d’armes légères et de petits calibres ou encore la coopération frontalière, l’UA a depuis les années 2000, largement appuyée par l’Algérie, mis en place des mécanismes et des outils, dont certains à vocation continentale, comme le Centre Africain d’Étude et de Recherche sur le Terrorisme (CAERT) créé en 2014 et basé à Alger, ou le Comité des Services de Renseignement et de Sécurité Africains (CISSA) créé la même année à Addis-Abeba, ou encore le Mécanisme Africain de Coopération Policière (AFRIPOL). D’autres mécanismes concernant plus spécifiquement la zone sahélo-saharienne sont également créés : le Comité d’État-major Opérationnel Conjoint (CEMOC – Algérie, Mauritanie, Mali et Niger), mis en place en avril 2010 à Tamanrasset ; l’Unité de Fusion et de Liaison (UFL) à Alger en 2010 (Algérie, Mali, Mauritanie, Niger, Libye, Burkina Faso, Tchad puis Nigeria en 2011).

Ces initiatives qui visent à la fois à renforcer l’approche continentale de l’UA et son approche élargie pour le Sahel, n’empêcheront pas l’UA de se retrouver en très grande difficulté face aux crises libyenne et malienne qui révéleront de manière manifeste ses déficits de capacités opérationnelles et financières, et la gestion tendue et complexe de ses relations avec les communautés économiques régionales.

Ainsi, l’UA s’est retrouvée dépassée en Libye dans le contexte de l’intervention occidentale et incapable de jouer un rôle politico-militaire décisif. Au Mali, c’est la CEDEAO qui a déployé la MISMA (transformée en MINUSMA, opération de maintien de la paix des Nations Unies), même si cette force a été déployée « sous l’égide » de l’UA qui a formellement autorisé son déploiement.

Le dispositif sahélien de l’UA

Soucieuse d’affirmer sa volonté d’appropriation et sa détermination à affirmer son leadership en se prévalant de ses mandats, de ses textes et de ses instruments, l’UA met en œuvre une série de nouvelles initiatives. Deux faits ont stimulé les efforts et les réactions de l’UA au Sahel : l’élection de la Sud-Africaine Dlamini Zuma en octobre 2012 et l’opération française SERVAL en janvier 2013 largement soutenue par les Africains. Pour tenter de reprendre la main dans la logique de sa stratégie globale depuis 2002, l’UA lance son projet de force militaire provisoire d’intervention, la Capacité Africaine de Réponse Immédiate aux Crises (CARIC) qui ne sera pas de fait réellement opérationnelle.

Plus spécifiquement, concernant la zone sahélo-saharienne, elle met en œuvre, en mars 2013, le Processus de Nouakchott, après avoir nommé en octobre 2012 Pierre Buyoya comme son Représentant Spécial pour le Sahel et avoir créé et installé à Bamako un bureau qui deviendra en août 2013 la Mission de l’UA pour le Mali et le Sahel (MISAHEL).

Le Processus de Nouakchott, qui deviendra très vite la référence clé de l’UA face au projet G5 Sahel, regroupe 11 pays (Algérie, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée, Libye, Mali, Mauritanie, Niger, Nigeria, Sénégal, Tchad) et se fixe comme objectif la coopération sécuritaire (sécurité des frontières, renseignement…). Dans ce cadre un projet de création d’une force internationale d’intervention pour le Nord-Mali est envisagé (inspiré par la Brigade d’Intervention de la MONUSCO), mais n’aura pas de suite. Un projet est également adopté pour la mise en place de patrouilles conjointes et d’unités mixtes pour la sécurisation des frontières. Trois scénarii d’engagement d’une telle force sont définis : des opérations d’interception ou de déploiement préventif pour le contrôle des frontières, une action conjointe planifiée et conduite sur un objectif pré identifié à la frontière ou sur une zone à l’intérieur d’un territoire donné, et des opérations d’opportunités conduites avec l’accord des pays concernés, dans une zone spécifique à proximité d’une frontière et pouvant impliquer des unités de plusieurs pays.

En août 2014, le Conseil de Paix et de Sécurité (CPS) de l’UA a adopté la stratégie de l’UA pour la région du Sahel axée sur trois volets : la gouvernance, la sécurité et le développement. C’est une conception multidimensionnelle adaptée à la complexité de la crise sahélienne et que l’on retrouve dans la quinzaine d’autres stratégies Sahel produites par les autres acteurs régionaux et internationaux concernant cette crise.

Le projet G5 … sans UA

Les initiatives de l’UA paraissent complètes et cohérentes. Mais elles se sont trouvées confrontées à un engagement politique insuffisant de ses États membres, à son déficit de capacités financières et opérationnelles et aux réserves de la Communauté internationale (Nations-Unies, UE, France…) adepte d’une stratégie d’intervention restreinte aux cinq pays les plus vulnérables au cœur de la crise sahélienne, et même si sur le fond de nombreuses convergences peuvent être notées.

L’Union européenne, qui disposait d’une stratégie pour la sécurité et le développement au Sahel depuis 2011 qui préconisait de se concentrer sur les cinq pays les plus vulnérables de la BSS, a nommé un représentant spécial en mars 2013. Les Nations Unies désignent leur Envoyé spécial du SGNU en mai 2014 en vue de la mise en œuvre de la stratégie intégrée pour le Sahel, mise au point par l’ancien Premier ministre italien Romano Prodi entre 2012 et 2014, stratégie allant dans le même sens que celle de l’UE et s’opposant donc de fait à l’approche de l’UA. Une coalition internationale capable d’exercer une forte influence et de mobiliser des moyens conséquents se met en place en faveur d’un projet G5 Sahel.

Signe du rapport de force international, dans le cadre de l’aggravation de la crise malienne, l’UA s’est retrouvée d’une certaine manière obligée de se contenter d’avaliser l’intervention de la CEDEAO en faisant adopter par son CPS, le CONOPS de la CEDEAO avalisé par le CSNU (résolution 2085/2012), alors que l’UA voulait la diriger. L’UA a alors souhaité une coordination des efforts de tous les acteurs et initié dès mars 2012 un Groupe de Soutien et de Suivi de la crise malienne co-présidé par les Nations Unies, l’UA et la CEDEAO avec l’Union européenne et les pays du champ. Ces efforts n’empêcheront pas le déclenchement de l’opération SERVAL puis le déploiement de BARKHANE, et l’accélération de la dynamique internationale en faveur de la création du G5.

Une cohabitation difficile

Dans ce contexte, en novembre 2014, les chefs d’États du Burkina Faso, du Mali, de la Mauritanie, du Niger et du Tchad, soucieux d’apporter des réponses mieux adaptées à la crise de la BSS et de mieux bénéficier des soutiens de la Communauté internationale, créent le G5 Sahel cadré sur le continuum Sécurité-Développement et sur la mise en œuvre d’une force conjointe du G5.

Le G5 a connu des débuts difficiles pour assoir sa crédibilité et a dû notamment gérer une rivalité de fait avec le Processus de Nouakchott. L’UA est cependant demeurée plutôt discrète vis-à-vis du G5 alors que de nombreux analystes mettaient en avant les « frictions » entre l’UA et la nouvelle organisation. Mais il faut noter que la proximité entre la MISAHEL et les États membres du G5, avec lesquels celle-ci a collaboré au quotidien, a atténué cette rivalité. Y ont également contribué les démarches incessantes du G5 invitant l’UA à participer aux réunions de ses instances et de souhaiter participer aux réunions appropriées de l’UA. Un élément important du rapprochement entre les deux organisations a sans doute été la création de la Force conjointe du G5 et la demande claire et formelle d’un mandat de l’UA et du CSNU. C’est le CPS de l’UA qui le 13 mars 2017 a pris note du concept d’opérations stratégiques de la Force du G5 Sahel, l’a endossé et a autorisé le déploiement de cette force puis décidé de transmettre ce CONOPS au CSNU. De plus en janvier 2017, l’élection du nouveau président de la Commission de l’UA, le Tchadien Moussa Faki Mahamat, excellent connaisseur des problématiques de la BSS, va fortement favoriser un virage de la politique de l’UA vis-à-vis du G5 Sahel.

Le 13 novembre 2017, le CPS de l’UA consacre sa session aux perspectives de coopération entre l’UA et les « arrangements ad hoc régionaux » pour la paix, en particulier la Force multinationale mixte (FMM) contre Boko Haram, et la Force conjointe du G5 Sahel. À cette occasion, le CPS a souligné l’importance pour l’UA, la Commission du Bassin du Lac Tchad (et sa FMM) et le G5 Sahel de renforcer la coordination politique opérationnelle, afin de renforcer l’efficacité des initiatives régionales émergentes.

Le 27 juin 2018, la réunion ministérielle du CMS définit les nouveaux rapports entre le Processus de Nouakchott et les initiatives régionales, en réaffirmant la nécessité de renforcer toujours davantage la coordination de l’effort sécuritaire dans le cadre de l’Architecture Africaine de Paix et de Sécurité et de tout mettre en œuvre à cette fin pour que les initiatives de la Force du G5 Sahel et de la FMM, tout en préservant la flexibilité et l’adaptabilité qui fondent leur efficacité, s’inscrivent mieux encore dans l’APSA.

L’UA, en appelant tous les pays membres du Processus de Nouakchott à apporter le soutien nécessaire à la Force conjointe du G5, a procédé le 23 mars 2018 à la signature du Protocole d’accord pour l’opérationnalisation de cette Force en vue de mettre en place un cadre par lequel l’UA appuiera le G5 dans la mobilisation des ressources additionnelles, et de mettre en place une structure de coordination, qui apportera un appui technique immédiat au Secrétariat du G5 Sahel.

Virage politique et compromis

Contre mauvaise fortune, l’UA a su montrer une véritable persévérance pour faire prévaloir sa vision de la gestion des conflits africains et plus largement de la paix et de la sécurité sur le continent. Elle est parvenue à faire évoluer sa politique vis-à-vis du G5 pour légitimer formellement sa vision fondée sur l’appropriation par les acteurs africains et le principe du « solutions africaines aux problèmes africains » dont elle veut être la locomotive principale et incontournable. L’exemple du Processus de Nouakchott, qui a su initier une culture de coopération entre les acteurs sécuritaires africains (renseignement, chef d’État-major, ministres…), a montré la pertinence de certaines de ses initiatives. Son rôle politique dans le processus qui a conduit à la signature de l’accord d’Alger pour la paix au Mali en 2015, est un autre exemple de son utilité. Mais sa stratégie Sahel mal adaptée et trop ambiguë donne la mesure de ses limites. Les relations entre l’UA et le G5 Sahel illustrent bien à la fois les progrès accomplis par l’UA depuis sa création en matière de paix et de sécurité, et ses limites actuelles ainsi que les progrès qui lui restent à accomplir.

Conclusions

  1. La complexité et la gravité de la crise sahélienne et son caractère multidimensionnel nécessitent, pour y apporter des réponses adaptées et efficaces, d’importants moyens financiers et des capacités opérationnelles avérées qui font encore grandement défaut à l’UA. De l’initiative africaine de la « Grande Muraille Verte » restée sans lendemain au G5 Sahel qui lui-même peine à combler les ressources nécessaires, en passant par le Processus de Nouakchott qui attend son véritable décollage, l’UA compte encore trop largement de financements extérieurs.
  2. L’UA a su prouver sa capacité à élaborer et produire des cadres politiques, des instruments normatifs, des principes d’appropriation et de gestion de la sécurité et de la stabilité du continent (APSA, lutte contre le terrorisme, gouvernance démocratique), mais la faiblesse des mécanismes de l’UA réside notamment dans la tendance de l’organisation, à trop calquer le modèle structurel ou opérationnel des Nations Unies ou de l’Union européenne, sans disposer des capacités d’opérationnalisation et de souplesse pour adapter ses actions aux spécificités des différents types de conflits africains, comme celui par exemple qui caractérise la zone sahélo-saharienne. Il reste à l’UA à résoudre les problèmes liés au décalage entre ses capacités politiques et normatives qui visent à faire valoir la primauté de son rôle et les réalités sécuritaires africaines. Le problème interroge sur le rôle et l’ambition de l’UA : celle-ci doit-elle à ce stade renforcer seulement son rôle politique et normatif, et trouver de nouvelles formes de relations en matière de gestion des conflits avec les autres acteurs africains (États, CER, initiatives ad hoc…) et internationaux ?
  3. La réforme en cours de l’UA impulsée par le président rwandais Paul Kagame prouve une prise de conscience des limites des ambitions de l’UA et de la volonté de tirer les leçons des difficultés rencontrées par l’organisation panafricaine face aux récents conflits africains et tout particulièrement du processus sahélien et de la création du G5 Sahel. Deux sujets majeurs dans cette réforme visent à surmonter ces difficultés. D’abord, la recherche d’un financement africain des opérations de paix africaines pour acquérir une plus grande autonomie avec la taxe de 0.2% sur les importations, affectée au Fonds pour la Paix de l’UA. Ensuite, une définition plus claire et une articulation plus rationnelle entre l’UA et les communautés régionales et les initiatives du type G5 en matière de paix et de sécurité et d’intervention militaire qui devraient trancher entre les deux options possibles : soit imposer une primauté des décisions de l’UA et de ses initiatives, soit laisser une large initiative aux CER et autres groupements régionaux comme le G5, quitte à avoir le choix de les avaliser par l’UA.
  4. L’ensemble de ces problématiques représente des éléments-clés du processus également en cours d’évolution des relations entre les Nations Unies et l’UA en matière de maintien de la paix dans le cadre du chapitre 8http://www.un.org/fr/sections/un-charter/chapter-viii/index.html de la Charte des Nations Unies, et de la question du monopole du CSNU en matière d’usage de la force. L’avenir de la Force conjointe du G5 sera déterminé par les progrès de cette négociation. La demande des États du G5 de placer cette force sous le chapitre 7http://www.un.org/fr/sections/un-charter/chapter-vii/index.html de la Charte soutenue par l’UA, et à laquelle pour le moment le CSNU n’a pas donné suite, montre qu’à ce stade, et dans le contexte des rapports de forces actuels au sein de la communauté internationale, les acteurs africains, UA comme G5, n’ont pas encore acquis toute l’autonomie et la légitimité auxquelles ils prétendent.

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