Le 11 janvier 2023, le président sud-coréen Yoon Suk-yeol a provoqué de vives réactions en indiquant que la Corée du Sud pourrait envisager de se doter de l'arme nucléaire « si les menaces nord-coréennes [devenaient] plus sérieuses »
Cette réflexion est principalement alimentée par les progrès des capacités nord-coréennes et l’évolution de l’asymétrie perçue entre le Nord et le Sud. Sous l’administration Biden, les États-Unis n’ont pas ménagé leurs efforts pour rassurer leur allié sud-coréen et afficher la robustesse de l’alliance américano-sud-coréenne, et en particulier de la dissuasion élargie américaine dans la région. Cependant, l’élection de Donald Trump le 5 novembre 2024 soulève de nouvelles questions sur la fiabilité du soutien américain.
Si le débat sur l’opportunité pour la Corée du Sud de développer sa propre dissuasion nucléaire n’est pas nouveau, il est probablement appelé à connaître de nouveaux développements en 2025.
État du débat à Séoul
Certains observateurs estiment qu’on ne peut parler de débat nucléaire à Séoul, mais plutôt de « cacophonie »
Dans ce contexte, des discussions régulières sont observées non seulement sur la péninsule, mais aussi à l’extérieur, avec une interrogation de plus en plus sérieuse quant à la possibilité pour les dirigeants sud-coréens de résister à cette pression populaire en faveur d’un programme national. Cette préoccupation est d’autant plus forte que la Corée du Nord est perçue comme une menace dont l’acuité s’accroît, et que l’élection de D. Trump ajoute de l’incertitude sur la possible trajectoire de la politique américaine dans la région.
Rapports de force sur la péninsule
Le développement des capacités militaires, en particulier nucléaires, de la Corée du Nord est un facteur important de tension à Séoul et d’interrogations sur la meilleure stratégie à mettre en œuvre pour dissuader Pyongyang de s’en prendre aux intérêts du pays.
Parmi les développements préoccupants figurent les efforts produits par la Corée du Nord pour développer une capacité de seconde frappe crédible, capable de toucher non seulement Guam et Hawaii mais également l’Alaska et le territoire continental américain. À travers le développement de plusieurs programmes de missiles balistiques intercontinentaux à vocation nucléaire, Pyongyang a considérablement crédibilisé sa posture de dissuasion

Par ailleurs, le développement en Corée du Nord d’un arsenal fourni d’armes de courte portée, missiles balistiques et quasi-balistiques, en particulier, accentue la vulnérabilité de certaines infrastructures critiques sud-coréennes et suscite de nouveaux scénarios d’escalade reposant sur l’emploi d’armes conventionnelles, chimiques ou nucléaires
Les responsables sud-coréens ont cherché à prendre en compte ces évolutions en adaptant leur stratégie de dissuasion et de défense. En 2013, le ministère a mentionné pour la première fois la notion de « kill chain », qui vise à conduire des frappes préventives sur les sites nucléaires et de missiles nord-coréens en amont d’une frappe
Malgré ces réflexions doctrinales et ses efforts capacitaires offensifs et défensifs, Séoul considère que ces éléments de dissuasion conventionnelle ne peuvent être suffisants face à un adversaire nucléarisé. Elle insiste donc fortement sur la nécessité de la dissuasion élargie américaine et réclame à Washington des assurances sur le fait que toute agression nucléaire nord-coréenne aurait pour réponse une riposte nucléaire
La dissuasion élargie américaine et l’administration Trump II
Le débat nucléaire en Corée du Sud a été perçu avec inquiétude par l’administration Biden, qui a investi de nombreuses ressources diplomatiques pour convaincre le gouvernement sud-coréen de la solidité de ses engagements. Ces initiatives ont notamment débouché sur la déclaration de Washington, publiée le 26 avril 2023
Yoon Suk-yeol lui-même a décrit ces engagements comme « une extension sans précédent et un renforcement de la stratégie de dissuasion intégrée », et a noté que cette déclaration devrait « soulager les inquiétudes des Sud-Coréens liées aux armes nucléaires nord-coréennes »
Cette démarche venait répondre à des doutes et interrogations vis-à-vis de l’alliance américano-sud-coréenne nées lors de la première administration Trump. D’une part, le président républicain avait prononcé un certain nombre de commentaires et de remarques regrettant les coûts pour les États-Unis de la défense sud-coréenne
L’entrée en fonction de Donald Trump en janvier 2025 pourrait à nouveau compromettre la confiance du gouvernement sud-coréen dans la solidité des garanties américaines. A peine élu pour un second mandat, le président républicain a rapidement critiqué l’accord entre les deux pays sur le stationnement de troupes américaines en Corée renégocié en octobre 2024, jugeant que s’il avait été à la Maison Blanche, il aurait demandé bien plus à Séoul, à laquelle il a reproché de considérer les États-Unis comme un « distributeur de billets »
Cependant, à l’inverse, si certains conseillers républicains devaient avoir des marges de manœuvre dans la définition de la politique coréenne, cela pourrait favoriser un certain renforcement de la dissuasion élargie, compatible avec certaines préférences exprimées à Séoul. En effet, plusieurs experts ayant servi dans la première administration Trump ont soutenu l’accroissement des capacités nucléaires en Asie, en particulier la remise en service de missiles de croisière nucléaires embarqués (SLCM-N) ou le déploiement d’un plus grand nombre de systèmes de défense antimissile dans la région
Les obstacles au développement d’un programme national
La période qui s’ouvre se caractérise donc par une grande incertitude, et il est certain que les appels au développement d’un programme nucléaire national sud-coréen risquent de redoubler d’intensité. Ces pressions sont préoccupantes, en particulier pour la robustesse du régime de non-prolifération. Pour autant, une éventuelle nucléarisation de la Corée du Sud fait face à un certain nombre d’obstacles.
Premièrement, un retrait du TNP et le développement d’un programme nucléaire militaire porteraient un risque énorme de fracturation de l’alliance avec les États-Unis et donc un coût immédiat majeur en termes de sécurité. Certains experts sud-coréens sont certains que les États-Unis, notamment des membres du cercle rapproché de D. Trump, pourraient in fine faire preuve d’une certaine tolérance vis-à-vis de Séoul et ne soumettraient pas le pays à un régime de sanctions sévères. Il est néanmoins très probable que Washington s’opposerait à ce changement de statut, y compris en application automatique de ses lois nationales comme le Nuclear Non-Proliferation Act de 1978, qui interdit toute coopération avec des États proliférants, et le Nuclear Proliferation Prevention Act de 1994, qui requiert l’adoption de sanctions à l’égard des entités proliférantes. Outre le risque d’un retrait des troupes américaines stationnées en Corée du Sud, Séoul serait donc très probablement également confrontée à des conséquences économiques et technologiques
Les élites coréennes sont vraisemblablement conscientes des conséquences majeures qu’entraînerait la nucléarisation du pays et des sacrifices engendrés. En effet, les responsables politiques, notamment au sein du Parti conservateur, ont pu se montrer moins revendicatifs sur ce sujet une fois aux responsabilités. Néanmoins, comme indiqué précédemment, le fait que la crainte des sanctions dissuade peu l’opinion publique dans son soutien au lancement d’un programme nucléaire national semble traduire deux éléments : tout d’abord, une confiance peut-être excessive dans le fait que les sanctions seraient légères et que Washington en particulier chercherait des moyens de s’extraire de sa propre législation de non-prolifération pour des motifs d’intérêt stratégique. Deuxièmement, ce positionnement pourrait refléter une réelle crainte de la Corée du Nord qui justifie aux yeux des personnes interrogées des sacrifices y compris au regard des autres priorités nationales
Conclusion
Dès le 11 novembre 2024, des élus du parti présidentiel PPP discutaient des options s’offrant à la Corée du Sud suite à l’élection de Donald Trump. La majorité des participants soutenaient l’idée d’à tout le moins développer les capacités nucléaires pour être un État du seuil, prêt à revendiquer son statut d’État nucléaire en cas de besoin. Certains élus proposaient l’adoption d’une loi forçant le pays à acquérir une arme nucléaire en cas de nouvelle « provocation » du Nord
Dans ces circonstances, il sera inévitable pour Séoul de faire émerger un débat construit sur ce sujet, prenant en compte l’ensemble des variables et conséquences liées à un changement de politique : les effets stratégiques bien sûr, et les conséquences dans les relations intercoréennes d’une prolifération sud-coréenne, mais aussi les conséquences dans les relations avec les autres États de la région. Les retombées sur les alliances et partenariats qu’entretient aujourd’hui Séoul devront être correctement anticipées, tout comme les effets économiques et technologiques. Enfin, le retrait du TNP par la Corée du Sud affecterait durablement la norme de non-prolifération, ce qui aurait des effets dommageables d’ordre global.