Sommaire du n°17 :
La requête budgétaire pour 2024, soumise au Congrès début mars 2023, est la troisième de la présidence Biden mais la première à être entièrement conçue pour mettre en oeuvre la stratégie nationale de défense (National Defense Strategy, NDS), élaborée en 2022. L’Administration propose une nouvelle augmentation de crédits, destinée à soutenir le renforcement rapide des capacités de défense américaines, face à des menaces de plus en plus pressantes
L’Administration et les commissions parlementaires de défense, chargées de la formulation définitive du budget, s’entendent sur la nécessité d’améliorer la préparation de l’appareil de défense à une compétition toujours plus serrée. Mais la proposition présidentielle est comme d’habitude sérieusement critiquée, en raison à la fois de divergences sur la répartition des crédits et d’affrontements politiques sur l’évolution globale des dépenses fédérales.
Une requête en hausse au service de la NDS
Le responsable du budget du DoD a souligné lors de la présentation de la requête qu’elle comportait peu de nouveautés par rapport à celle de 2023 : « one of the big themes of this budget is continuity »
Si, dans le cadre de la calibration de l’effort de défense, la Chine est plus que jamais considérée comme un adversaire déterminant, d’autres menaces sont prises en compte :
- La Russie est un problème sérieux en Europe2022 National Defense Strategy of the United States of America, US Department of Defense, October 2022, p. 7.. La guerre en Ukraine n’a pas amené une réévaluation de son importance, mais le conflit a apporté des enseignements concernant la conduite des opérations, dont l’impact est perceptible dans le budget 2024.
- L’Iran, la Corée du Nord et les organisations terroristes restent mentionnés, au titre de la « vigilance » face aux risques, mais sans effet notable sur les choix de défense.
La priorité du DoD reste la dissuasion de toute « attaque stratégique » contre les États-Unis ou leurs alliés, ainsi que d’éventuelles agressions régionales, principalement en zone Indo-Pacifique et secondairement en Europe. Comme en 2023, le budget pour 2024 s’inscrit ainsi dans les trois lignes directrices, telles que définies dans la NDS :
- La dissuasion intégrée (integrated deterrence), reposant à la fois sur un appareil de combat interarmées apte à l’emporter sur tout adversaire et sur la garantie ultime de l’arsenal nucléaire ;
- L’organisation des activités courantes et de la posture de déploiement dans une campagne globale (campaigning), qui constitue la contribution du DoD à la « compétition stratégique » ;
- L’exploitation des avantages comparatifs procurés aux États-Unis par la qualité des personnels militaires, la capacité d’innovation et la puissance de la base industrielle et technologique de défense (BITD).
Le budget préparé par le DoD pour 2024 poursuit l’augmentation annuelle des crédits, constante sous la présidence Biden. Il s’élève à 842 milliards de dollars (Mds$) pour le DoD, soit 69 Mds$ de plus que la requête pour 2023 (+ 3,2%). Au total, en incluant les dépenses du Département de l’énergie pour l’arsenal nucléaire, les dépenses de défense avoisineraient les 886 Mds$.
La trajectoire devrait se poursuivre sur les cinq prochaines années de la projection établie par le DoD, avec une progression de 100 Mds$ annuels jusqu’en 2028, poursuivant la tendance entamée en 2022
Un budget de nouveau dans la tourmente politique
Le budget 2023, autorisé par les commissions de défense contrôlées par les Démocrates, comportait une augmentation de 43 Mds$ par rapport à la demande présidentielle. Une nouvelle réévaluation des crédits pour 2024 était d’autant plus prévisible que, depuis janvier 2023, les Républicains ont retrouvé la majorité à la Chambre et, par conséquent à la commission de défense. Dès la publication de la requête, ils l’ont effectivement jugé inappropriée
D’une part, la dynamique budgétaire vantée par l’Administration doit être relativisée. La requête pour 2024 ne représente que 26 Mds$ de plus que le montant autorisé par le Congrès pour 2023 (816 Mds$). Le budget reculerait même de 10 Mds$, si l’on prend en compte les quelques 36 Mds$ de crédits supplémentaires votés pour financer l’aide à l’Ukraine. D’autre part, si l’on intègre l’inflation, la progression des crédits en termes réels ne serait que de 0,8% en 2024.
Ces éléments auraient normalement dû conduire les parlementaires à augmenter le budget dans la loi d’autorisation (National Defense Authorization Act, NDAA) élaborée pendant l’été 2022. Toutefois, les divergences politiques au sein du parti républicain ont produit un effet bloquant inattendu. La volonté de certains élus, les plus « à droite », de réduire les dépenses fédérales a entraîné une crise autour du plafond de la dette, qui a d’abord stoppé le processus d’élaboration de la NDAA. Le psychodrame s’est finalement dénoué fin mai 2023 par un accord avec la Présidence. Pendant les deux prochaines années, en échange du relèvement du niveau d’endettement autorisé par le Congrès, les dépenses fédérales dites « discrétionnaires » seront limitées
Structure du budget de la défense, 2022-2024, en Mds$

Source : Office of the USD Comptroller/CFO, mars 2023
Budget de la défense, 2010-2024, en Mds$

Source : Office of the USD Comptroller/CFO, mars 2023
La requête du DoD est donc préservée, mais les commissions de défense sont privées de toute marge de manoeuvre pour rajouter des crédits. Cela signifie notamment que les besoins des armées « non satisfaits » par la proposition budgétaire ne pourront être pris en compte dans la loi, comme ils le sont traditionnellement
La stratégie de modernisation au coeur des débats
Même si les modifications concernent la distribution des crédits dans les différentes catégories budgétaires, elles ne transformeront pas la répartition globale proposée par le Pentagone. Celle-ci tient autant de choix stratégiques que de la structure même de l’appareil de défense.
Ainsi, les dépenses de « fonctionnement » (Operation & Maintenance, O&M) sont toujours les plus élevées, avec 330 Mds$, alors que la priorité affichée est la modernisation de l’appareil de forces, l’équipement (Acquisition) et la recherche et développement (RDT&E) totalisant 315 Mds$. On notera enfin que les dépenses de personnels restent importantes (près de 179 Mds$), en dépit de la stabilité des effectifs, car il s’agit de maintenir l’attractivité de la profession.
Si l’on considère les dépenses en fonction des trois axes de la stratégie de défense, la priorité semble effectivement aller à la « dissuasion intégrée ». Comme dans le budget 2023, la modernisation est privilégiée, avec une augmentation de 12,9 Mds$. Mais la tendance est relativisée par les analystes, puisque la hausse de 5,7% prévue sur les années suivantes sera annulée par l’inflation
Le budget d’acquisition (170 Mds$), en hausse de 6 Mds$, est annoncé comme le plus élevé jamais proposé. Il doit permettre de doter les armées de capacités de combat crédibles dans tous les domaines, propres à dissuader une agression.
Les crédits de RDT&E (145 Mds$), en hausse de 12%, soit un niveau inédit, contribuent à l’entretien de l’avantage technologique américain à long terme.
Cet effort global de modernisation (Acquisition + RDT&E) concerne en priorité la puissance aérienne (61,1 Mds$), puis navale (48 Mds$), les équipements terrestres de l’Army et du Marine Corps ne recevant qu’une part limitée de 13,9 Mds$. Il faut noter que ces chiffres intègrent des programmes relevant de la triade nucléaire
Les autres grands domaines capacitaires mis en avant par le DoD sont :
- Les systèmes d’information (45 Mds$) et de cybersecurité (13,5 Mds$), pour un total de 58,5 Mds$, en augmentation par rapport aux 55,2 Mds$ votés pour 2023 ;
- Les activités spatiales, avec 33,3 Mds$ d’investissement ;
- La défense anti-missile, pour 14,8 Mds$ (+ 20%) ;
- Les missiles hypersoniques et munitions de précision pour 29,8 Mds$, en hausse de 24% par rapport à 2023.
Les missiles et munitions font l’objet d’une attention toute particulière, dans la mesure où les opérations en Ukraine ont confirmé l’importance déterminante du volume de feu dans une confrontation de haute intensité. L’objectif n’est pourtant pas de reconstituer les stocks de munitions livrées aux forces ukrainiennes, car le DoD compte pour cela sur le vote de crédits exceptionnels, comme ce fut le cas en 2023
En fait, les analystes conservateurs, souvent repris par les parlementaires républicains, contestent toujours la stratégie de modernisation à long terme, qui menacerait l’aptitude des armées à vaincre un adversaire majeur à court terme. La politique du DoD aboutit, selon eux, à dépenser toujours plus pour disposer de moyens de moins en moins nombreux
Comparaison des dépenses par catégorie 2023-2024

Source : DoD, 2023
Répartition des crédits de modernisation par armée

Source : DoD, 2023
Comme les années précédentes, les armées comptaient d’ailleurs sur les commissions de défense pour rajouter des crédits principalement destinés à l’achat de matériels jugés importants mais non prioritaires dans la requête budgétaire. Cela devra passer cette fois par une loi exceptionnelle pour contourner le plafonnement imposé à la NDAA, rendant de facto la répartition des crédits plus incertaine, car tributaire des négociations entre parlementaires aux préoccupations bien différentes.
Les autres composantes de la compétition
Le débat sur la modernisation laisse largement de côté les autres aspects de la stratégie de défense, à commencer par l’adoption d’une posture de « campagne » permanente visant à préserver l’influence américaine et l’accès des forces aux régions majeures.
Cette ligne d’action comporte principalement un effort d’entretien de la disponibilité opérationnelle (avec 146 Mds$), couvrant le maintien en condition des forces, mais surtout axé sur la préparation aux opérations futures. On retrouve donc la logique fondamentale de renforcement de la dissuasion, qui se traduit également par la consolidation de la présence dans les deux régions prioritaires, au travers des programmes suivants :
- La Pacific Deterrence Inititative, pour laquelle le DoD demande 6,1 Mds$, afin de continuer à adapter son déploiement et de soutenir les partenaires régionaux ;
- L’European Deterrence Initiative, qui diminue néanmoins faiblement par rapport à 2023 (3,6 Mds$ au lieu de 4,3), hors aide apportée à l’Ukraine.
A cet égard, on peut noter que le DoD compte sur le renouvellement des crédits exceptionnels en 2024 pour soutenir son engagement, de sorte qu’il ne demande que 300 millions pour le programme d’aide à l’Ukraine (Ukraine Security assistance Initiative), alors que le Congrès en a autorisé 8,7 Mds$ en 2023. Ce pari est lui aussi risqué, compte tenu du contexte politique, surtout si une même loi de financement sert à soutenir l’Ukraine et à augmenter les crédits « ordinaires » du DoD. On peut aussi penser que le déroulement de la « contre-offensive » ukrainienne aura un impact sérieux sur le niveau de l’aide future.
Dans l’ensemble, le budget de la coopération de sécurité est réduit à 3,7 Mds$. L’essentiel va toujours au Central Command (1,1 Md$), suivi de l’European Command (858 millions$). Cela témoigne de la place désormais secondaire des activités de type formations, exercices et visites, pourtant proclamées indispensables dans le contexte de la lutte d’influence mondiale entre grandes puissances.
La compétition semble surtout se jouer aux États-Unis mêmes, où il convient de préserver les atouts qui ont fait la suprématie de l’appareil de défense : la qualité des armées et le dynamisme de la BITD.
Comme toujours, le DoD rappelle que la puissance militaire américaine repose avant tout sur un « capital humain » remarquable, dont il faut entretenir la diversité et les compétences. Le budget pour 2024 (178,9 Mds$) prévoit la poursuite d’une multitude de programmes destinés à faciliter la vie des militaires et de leur famille, de même qu’une nouvelle augmentation des soldes, de 5,2%, contre 4,6% en 2023. Ces mesures s’avèrent d’autant plus nécessaires que les armées peinent à atteindre les niveaux d’effectifs autorisés, de sorte qu’ils sont réduits de près de 12.000 militaires d’active pour 2024
La stagnation des volumes de forces s’accompagne, comme on l’a vu, d’une attention particulière au soutien de l’innovation technologique. Le budget de RDT&E doit permettre à la fois de poursuivre la réalisation de programmes essentiels aux concepts opérationnels actuels (avec 1,4 Mds$ pour les systèmes du Joint All-Domain Command and Control) et d’exploiter de nouvelles opportunités, notamment dans l’intelligence artificielle (1,8 Md$). A plus long terme, le DoD demande 7,8 Mds$ pour la recherche (S&T), avec des investissements tournés vers 14 domaines critiques définis en 2022, dont 17% pour la microélectronique. On notera cependant qu’en dépit du discours du DoD, les crédits S&T déclinent par rapport à 2023
L’accent est davantage mis, dans les présentations du Pentagone, sur le soutien accru à la BITD. La préservation d’une base industrielle et technologique innovante et résiliente est un enjeu constant depuis une décennie, et dont l’importance s’est trouvée confirmée par la lecture des opérations en Ukraine. Celles-ci justifient l’attention portée aux capacités de relancer rapidement et d’assurer la pérennité des chaines de production, dans la perspective d’une confrontation majeure. La fabrication des systèmes de frappe apparaît assez logiquement comme le premier sujet d’intérêt. Dans ce domaine, le budget prévoit de consacrer plus d’un milliard à l’adaptation de la base industrielle. De plus, le DoD entend développer le recours à une autorisation spéciale du Congrès permettant de passer des commandes pluriannuelles (MultiYear Program), pour les 5 types de missiles prioritaires
Sans discuter de la pertinence des choix stratégiques, le budget du DoD se caractérise ainsi par une parfaite cohérence dans la priorité qu’il donne à la « compétition » avec la Chine et plus spécialement à la préparation d’un affrontement potentiel. Alors que le discours politique privilégie toujours l’évitement d’une telle confrontation, et que le concept opérationnel de « compétition »
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