Après l’Afghanistan, l’Europe entre idéalisme et réalisme

Le retrait d’Afghanistan laisse un goût amer en Europe, avec de nombreuses interrogations sur l’utilité des efforts engagés depuis une vingtaine d’années dans la lutte contre le terrorisme et la stabilisation, une des conséquences du 11 septembre 2001. L’action militaire des pays européens qui, fidèles à leur engagement otanien et à l’alliance avec les Etats-Unis, ont déployé leurs troupes dans les différentes régions de l’Afghanistan est remise en question aujourd’hui par l’enchaînement rapide lié au retrait américain. Dès lors, il est logique de poser la question du rôle des Européens dans ce contexte. Au cours des dernières semaines, le thème de l’autonomie stratégique européenne a resurgi dans le débat. Si les Etats-Unis apparaissent comme un allié non complètement fiable, alors il conviendrait de mettre en œuvre un agenda stratégique européen qui permette à l’Union de s’affirmer comme puissance.

Au-delà de la faisabilité d’un tel agenda pour l’Union, qui dépend d’une encore hypothétique convergence entre les différents Etats membres sur l’utilisation de la force militaire, il faut souligner les problèmes conceptuels auxquels sont confrontés les Européens dans ce cadre de projection internationale. L’approche européenne, celle des Etats membres mais aussi, et de façon plus structurelle, celle de l’Union, est marquée par une vision progressiste des relations internationales dans laquelle le dialogue et la coopération sont sans cesse mis en avant. L’Union européenne constitue un exemple remarquable d’intégration pacifique, une véritable réussite qui tend cependant à créer un biais de perception : la dynamique européenne est telle qu’elle pousse les Européens à considérer qu’elle doit être prolongée et reproduite dans les relations avec le reste de la planète.

Si le 11 septembre a déclenché chez les Américains une volonté de capturer et de punir les coupables, suivant un schéma identique à celui de la conquête de l’Ouest, l’approche européenne pour la lutte contre le terrorisme a très souvent vu les éléments de stabilisation prendre le pas sur la coercition par le biais des interventions armées. A l’exception notable de la France et du Royaume-Uni, la projection de force militaire par les Etats membres s’est accompagné d’un discours global sur la stabilisation et la reconstruction. Ces énoncés politiques exprimaient les consensus démocratiques nécessaires pour le vote de l’emploi de la force armée à l’étranger au sein des parlements respectifs. Ce schéma se retrouve sur l’enjeu afghan, et on note aujourd’hui les appels au dialogue du Haut représentant Josep Borrell mais également la vision de « justice et de paix » d’Angela Merkel lorsqu’elle parle de l’avenir des rapports avec les Talibans dans son discours au Bundestag – sans oublier l’insistance de l’Union européenne sur l’aide humanitaire pour l’Afghanistan.

Selon cette logique européenne, l’intérêt des Talibans serait de coopérer avec l’Union européenne pour bénéficier de ses financements. Or, cette confiance dans le levier économique a déjà montré ses limites dans le cas de la Russie. L’Union européenne, convaincue que la raison de l’économie s’imposerait à la politique, a multiplié les sanctions économiques à son égard à partir de 2014. Mais le régime des sanctions n’a pas vraiment infléchi la politique du Kremlin. Aujourd’hui, on peut penser que les Talibans feront peu de cas de l’aide européenne, car ils sont animés par d’autres motivations que celles du bien-être et de l’enrichissement, ce qui laisse les Européens sans réelle prise sur le futur de ce pays.

De même, les Etats-Unis mêlent, dans la conduite de leur politique extérieure, des formes de réalisme et d’idéalisme, et, dans le cas du retrait d’Afghanistan, ils soldent de manière rapide et brutale les comptes pour pouvoir tourner la page. Dans ce contexte, dans lequel le terrorisme international reste un facteur de risque important, l’Union européenne doit faire face à deux types de questionnements : celui des conditions de la création des instruments d’une puissance propre, ce qui passe par une capacité militaire qui, jusqu’ici, n’a jamais fait l’objet d’un véritable consensus, mais également celui de la pertinence de la grille de lecture idéaliste des relations internationales, qui ne permet pas de réagir face à des situations et des acteurs mus par d’autres idées que celles de la paix et du progrès. Il est bien sûr impératif que l’Europe maintienne et promeuve des idéaux positifs, mais d’un autre côté, cette vision ne doit pas constituer un prisme déformant rendant vaines les initiatives diplomatiques européennes.

L’Union européenne se trouve donc face à un dilemme classique, celui de la conciliation entre la démocratie interne et sa projection dans un contexte international marqué par les jeux de puissance mais aussi par les rationalités diverses des acteurs. Cette complexité est renforcée par le caractère hybride de l’Union européenne, à la fois interétatique et fédérale, ce qui contribue à la résilience du modèle mais se traduit aussi par la difficulté d’établir une projection internationale univoque.

 Le Sahel constitue d’ores et déjà un terrain sur lequel ses concepts et instruments sont mis à rude épreuve, et il faut rapidement méditer les leçons du cas afghan pour renforcer la cohésion de l’Union dans ce contexte, tout en évitant le piège d’un idéalisme quelque peu béat qui rapidement pourrait mettre l’Union hors-jeu, sans que cette fois-ci la faute puisse en être imputée à une évolution de la politique des Etats-Unis.

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