Après Paris et Marrakech, quelles perspectives pour le régime climatique mondial ?

Un an après l’Accord de Paris sur le changement climatique et au moment de l’entrée en fonction du nouveau président américain, cet article s’interroge sur la stabilité effective du régime climatique international actuel mais surtout futur, c’est-à-dire lorsque l’Accord de Paris sera pleinement opérationnel. La première partie revient sur le mode de négociation qui a abouti au succès diplomatique de la COP21 à Paris, examine les types d’engagements pris par les pays et analyse les défis posés par l’élection de Donald Trump. Face aux craintes légitimes sur le devenir de l’Accord de Paris, la deuxième partie est consacrée aux conditions de possibilité d’un ordre climatique international plus stable et plus contraignant. Une nouvelle architecture est proposée, le « Club climat », élaborée à partir des apports de la théorie des régimes et de la théorie des jeux.

L’Accord de Paris un an après

Une nouvelle méthode de négociation…

Le régime climatique international se compose désormais de trois textes : la Convention cadre des Nations Unies sur le changement climatique (CCNUCC, 1992), le Protocole de Kyoto (1997) et l’Accord de Paris (2015). Le premier est entré en vigueur en 1994, le deuxième en 2005 et le troisième en 2016.

La principale difficulté qu’ont rencontrée les négociateurs dans l’élaboration du régime climatique « post-Kyoto » a été de passer d’un accord qui faisait reposer la charge de la diminution des émissions de GES sur les pays qui avaient créé le problème (les pays anciennement industrialisés) à un accord qui engage également les pays qui l’aggravent, c’est-à-dire les grands pays émergents – ou émergés – du « Sud » dont la Chine est le plus parfait exemple. Une telle exigence est d’ailleurs tout à fait conforme à la lettre et à l’esprit de la Convention cadre des Nations Unies sur le changement climatique qui proclame, dans son article 4, que les pays parties à la Convention doivent prendre des mesures en « tenant compte de leurs responsabilités communes mais différenciées » (art. 4). Inutile de dire que cette formule a fait l’objet d’une vaste exégèse…

En fait, le succès de la COP21 tient essentiellement à un changement dans la méthode de négociation. Il s’agissait d’éviter à tout prix que se renouvelle l’enchaînement fatal qui avait abouti, en 2009, à l’échec de la COP15 de Copenhague, conférence au cours de laquelle aurait dû être adopté un nouveau traité prenant, à partir de 2012, la suite du Protocole de Kyoto. Ce calendrier avait été élaboré deux ans auparavant lors de la COP13 de Bali. Le premier alinéa de l’article 1 du « Plan d’action de Bali » proclamait qu’il fallait parvenir, d’ici la COP15, à « une vision commune de l’action concertée à long terme, notamment à un objectif global à long terme de réduction des émissions, pour atteindre l’objectif ultime de la Convention » qui est, selon l’article 2 de ladite Convention, de « stabiliser […] les concentrations de gaz  à effet de serre dans l’atmosphère à un niveau qui empêche toute perturbation anthropique dangereuse du système climatique […] ».

Or, comme on le sait, cet objectif s’est avéré impossible à atteindre. Face aux difficultés rencontrées pour parvenir à un accord de réduction des GES, les diplomates en charge de la préparation de la Conférence de Paris ont donc décidé d’abandonner la méthode « top down » – « partir » du climat pour décliner les objectifs pays par pays – au profit d’une méthode « bottom up » qui consiste à faire fond sur des engagements volontaires des parties à la Convention. Plutôt que de tenter d’imposer des objectifs de réduction d’émissions de GES à des pays qui n’en veulent pas, l’Accord de Paris laisse chaque pays décider pour lui-même de ce qu’il pense pouvoir réaliser en matière de lutte contre le changement climatique (réductions des émissions, mesures d’adaptation…). Cet engagement est formalisé dans ce que l’on nomme une « Contribution nationale » ou INDC (Intended Nationally Determined Contribution). C’est sans doute cette absence de contraintes qui explique que l’Accord de Paris a été adopté dans la liesse générale par 195 pays le dernier jour de la COP21 (le 12 décembre 2015).

Certains observateurs vont encore plus loin et affirment que c’est la flexibilité même de cet accord qui en assure la solidité. Ainsi, selon The Economist : « L’accord de Paris […] est suffisamment souple dans sa structure et modeste dans ses objectifs pour être capable de résister à un retrait des États-Unis, le deuxième émetteur mondial de carbone » « Up in Smoke ? », The Economist, vol. 421, n° 9017, 26 novembre 2016, p. 51..

… conduisant à des engagements à géométrie variable…

Il est vrai que l’Accord de Paris recèle des engagements de nature et d’ampleur variées en ce qui concerne les années de référence, les pourcentages de réduction d’émissions attendus, les délais de réalisation ou encore la nature des indicateurs retenus.

De manière générale, tout engagement de réduction d’émissions de GES doit comporter une année de référence à partir de laquelle calculer les réductions d’émissions, un pourcentage de diminution des émissions par rapport au niveau observé lors de cette « année zéro » et une date butoir à laquelle les objectifs de diminution devront avoir été atteints. C’est ainsi par exemple que, dans le Protocole de Kyoto, les pays de l’Annexe B (une quarantaine de pays industrialisés) s’étaient engagés à réduire pour 2012 leurs émissions de GES de 5,2 % par rapport au niveau de 1990.

Or, dans l’Accord de Paris, on trouve une grande diversité d’années de référence, de dates butoir, de pourcentages de réduction et même de GES pris en compte dans les éventuels calculs de réduction qui seront effectués (tableau 1).

Tableau 1. Contributions nationales de certains pays industrialisés
Pays Pourcentage de réduction Année de référence Date butoir Gaz concernés Émissions de CO2 en 2012
Brutes* Par tête**
Australie 26 à 28 % 2005 2030 CH4, CO2, HFCS, N2O, NF3, PFCS, SF6 386 16,7
Canada 30 % 2005 2030 Idem 533 15,3
États-Unis 26 à 28 % 2005 2025 Idem 5 074 16,1
Japon 26 % 2013 2030 Idem 1 223 9,6
Russie 25 à 30 % 1990 2030 Idem 1 659 11,5
Union Européenne 40 % 1990 2030 Idem 3 504 6,9
Brésil 37 % 2005 2025 CH4, CO2, HFCS, N2O, PFCS, SF6 440 2,2

* en millions de tonnes de CO2.
** en tonnes de CO2.
Sources : Site du ministère des Affaires étrangères (#COP21 – La carte des contributions nationales) et AIE, CO2 Emissions From Fuel Combustion, Highlights. 2014 Edition. (texte disponible sur le site internet de l’AIE).


Certains pays n’ont pas indiqué d’année de référence mais seulement une année butoir. Ainsi la Chine s’est-elle engagée à plafonner ses émissions de CO2 au plus tard en 2030, sans préciser à quel niveau pourrait se situer ce pic d’émissions.

Les indicateurs retenus dans le cadre des engagements nationaux sont également divers. On trouve ainsi des indicateurs de quantité qui portent sur les volumes rejetés de GES. C’est par exemple le cas de l’Union européenne qui s’est engagée à réduire de 40 % ses rejets de GES d’ici 2030 par rapport à leur niveau de 1990. Mais certains pays ont préféré retenir des indicateurs d’intensité.  Ceux-ci portent par exemple sur l’intensité en carbone de la croissance (la quantité émise de CO2 par unité de PIB), l’intensité énergétique de l’économie (la quantité d’énergie nécessaire pour produire une unité monétaire de PIB) ou encore l’intensité en carbone de l’énergie (rejets de CO2 par unité d’énergie produite). C’est par exemple le cas de la Chine et de l’Inde (tableau 2).

Tableau 2. Contributions nationales de la Chine et de l’Inde
Pays Réduction Émissions de CO2 en 2012
Brutes* Par tête**
Chine La Chine prévoit un pic d’émission de CO2 au plus tard en 2030 et une réduction de 60 à 65 % de son intensité carbone (CO2 par unité de PIB) d’ici 2030 par rapport à 2005. 8 250 6,08
Inde Réduction conditionnelle d’intensité d’émissions (GES par unité de PIB) de 33 à 35 % d’ici 2030 par rapport à 2005. 1 954 1,5

* en millions de tonnes de CO2.
** en tonnes de CO2.
Sources : Site du ministère des Affaires étrangères, op. cit. et AIE, op. cit.


Et puis certains pays n’ont rien mentionné du tout, que ce soit en termes d’année, de pourcentage ou de type d’indicateur. Un passage du préambule de l’INDC de l’Arabie saoudite mérite, à ce titre, d’être cité in extenso : « Le Royaume s’engagera dans des actions et des plans visant à une diversification de l’économie ayant des co-bénéfices en termes d’évitement d’émissions de GES et d’adaptation aux impacts du changement climatique […]. Cela aidera le Royaume à réaliser ses objectifs de développement durable. Dans cet esprit, le Royaume d’Arabie saoudite désire contribuer activement aux négociations dans le cadre de la CCNUCC de façon à maximiser les bénéfices à long terme pour l’Arabie saoudite et minimiser les effets secondaires négatifs potentiels ».

… aptes à résister à une défection américaine ?

L’année suivante, le 7 novembre 2016, s’ouvre à Marrakech la COP22. Trois jours plus tôt l’Accord de Paris est entré en vigueur. Il fallait pour cela (article 21, al.1) que 55 États représentant 55 % du total mondial des émissions de GES le ratifient. Or, le 4 novembre, 96 pays dont les émissions cumulées correspondent à 69 % du total mondial, l’avaient ratifié. Ils étaient 110 à l’issue de la COP22. L’Australie, la Finlande, l’Italie, le Japon, le Royaume-Uni… ayant procédé à la ratification durant la Conférence. La Russie ne s’est toujours pas jointe à ce mouvement.

En fait, la COP22 avait initialement un ordre du jour assez technique. Il s’agissait de préciser le calendrier de mise en œuvre de l’Accord de Paris. Le 17 novembre, la veille de la clôture, est publiée la « Proclamation de Marrakech pour l’action en faveur du climat et du développement durable ». L’ensemble des Parties s’y réjouit de l’entrée en vigueur de l’Accord de Paris et souligne l’« élan extraordinaire en matière de lutte contre les changements climatiques » qui a été observé partout dans le monde au cours de l’année écoulée. Afin de poursuivre dans la même dynamique, la Proclamation fixe un certain nombre d’objectifs. On peut ainsi lire : « Nous appelons à rehausser d’urgence nos ambitions et à renforcer notre coopération afin de combler l’écart entre les trajectoires d’émissions actuelles et celles requises pour atteindre les objectifs à long terme de limitation de la température fixés par l’Accord de Paris. […] Nous, à l’unanimité, appelons à davantage d’action climatique et d’appui, bien avant 2020, en prenant en compte les besoins spécifiques et les circonstances particulières des pays en développement, des pays les moins avancés ainsi que ceux particulièrement vulnérables aux effets néfastes des changements climatiques. » Si la date de 2020 est citée, c’est parce qu’il s’agit de l’année retenue lors de la COP21 pour parvenir au règlement de l’Accord de Paris. Or, à Marrakech, il a été décidé de fixer l’achèvement de ce règlement à 2018.

Parmi les autres points positifs, on citera l’initiative prise par 22 pays (dont les États-Unis, le Canada, le Brésil, le Japon, la France…), 15 grandes villes, 17 régions et 196 entreprises de parvenir à la neutralité carbone en 2050 Simon Roger et Thomas Wieder, « Climat : 22 pays visent la neutralité carbone pour 2050 », Le Monde, 19 novembre 2016. .

Mais, évidemment, ce qui a le plus marqué les esprits lors de cette COP22 c’est l’annonce, le 9 novembre, de la victoire de Donald Trump à l’élection présidentielle américaine. Climatosceptique (semble-t-il) convaincu, le futur locataire de la Maison Blanche a expliqué durant sa campagne que le changement climatique d’origine humaine était un « concept inventé par les Chinois pour nuire à l’économie américaine » « Le futur Président américain sera-t-il climatosceptique ? », Diplomatie, Les grands dossiers n° 30, « Géopolitique du réchauffement climatique », décembre 2015-janvier 2016, p. 59. et que s’il était élu il « annulerait l’accord de Paris sur le climat » Simon Roger, « Climat : la dynamique de l’accord de Paris en péril », Le Monde, 11 novembre 2016, p. 8..

Face à cette onde de choc, la COP22 ne pouvait demeurer silencieuse. La réaction de Ban Ki-moon, le secrétaire général des Nations Unies, a été extrêmement claire : « L’accord a été ratifié par 110 pays représentant 75 % des émissions mondiales. En tant que président, Donald Trump aura à comprendre la réalité du monde. En tant qu’homme d’affaires ayant enregistré de nombreux succès avant d’être élu, il comprendra aussi les forces du marché des énergies renouvelables » Simon Roger, « Climat : l’onde de choc Trump secoue la COP22 », Le Monde, 18 novembre 2016. . La déclaration de Salaheddine Mezouar, ministre des Affaires étrangères du Maroc et président de la COP22, se situe dans la même veine : « Le message de la COP au nouveau président américain est tout simplement de dire “nous comptons sur votre pragmatisme et votre esprit d’engagement” » avant d’ajouter que « la communauté internationale est engagée sur un grand combat pour l’avenir de notre planète […] pour la dignité de millions et de millions de personnes » et que « nous continuerons à tracer notre cap ».

En fait, la position de Donald Trump sur le changement climatique n’est pas absolument limpide. Qu’on en juge. Le 22 novembre, à la question d’un journaliste du New York Times, Thomas Friedman, qui lui demandait s’il allait « retirer à l’Amérique son rôle moteur dans la lutte contre le changement climatique », Donald Trump répondit : « Je regarde ça de très près, Tom. Je vais vous dire. J’ai l’esprit ouvert là-dessus. On va regarder très soigneusement. C’est une question intéressante parce qu’il y a peu de choses où il y a plus de divisions que sur le changement climatique. Vous avez tendance à ne pas l’écouter, mais il y a des gens de l’autre côté de cette question qui ne sont, tenez, même pas… » Stéphane Foucart, « Donald Trump et le climat (suite) », Le Monde, 29 novembre 2007. . Quelques jours plus tard, on apprenait néanmoins que le futur président voulait nommer – « voulait » car il faut une confirmation du Sénat – deux climatosceptiques convaincus, Rick Perry (ex-gouverneur du Texas) et Scott Pruitt, à la tête respectivement du ministère de l’Énergie et de l’Agence de protection de l’environnement Gilles Paris, « La firme ultraconservatrice de Donald Trump, Le Monde, 15 décembre 2016. . Facteur d’inquiétude supplémentaire, l’équipe de transition de Donald Trump a demandé au ministère de l’Énergie d’établir la liste des personnels ayant travaillé sur la question du climat ou sur celle des énergies renouvelables Stéphane Foucart et Simon Roger, « Les experts du climat dans le collimateur de Trump », Le Monde, 15 décembre 2016. , demande à laquelle le ministère a refusé de donner suite.

Pékin a naturellement profité de cette douche froide pour marquer des points, pour prévenir le nouvel élu qu’un éventuel retrait des États-Unis de l’Accord de Paris constituerait un défi au souhait de la planète entière Pilita Clark, « China warns Trump against abandoning climate change deal », The Financial Time, 11 novembre 2017. . Avant même l’annonce des résultats officiels, le négociateur en chef chinois, Xie Zhenhua a ainsi déclaré : « Si [les dirigeants] américains résistent à la dynamique actuelle, je ne crois pas qu’ils auront le soutien de la population, et l’économie et le progrès social du pays seront également affectés » Simon Roger, « Climat : la dynamique de l’accord de Paris en péril », Le Monde, 11 novembre 2016, p. 8. . Il a ensuite insisté sur le fait que « la volonté de la Chine de travailler avec les autres pays demeure ». L’Inde s’est jointe au mouvement en affirmant que l’arrivée de Donald Trump obligera certains pays à réévaluer un accord qui était salué comme la fin de l’ère des énergies fossiles Pilita Clark, « China warns Trump against abandoning climate change deal », The Financial Time, 11 novembre 2017. . Même l’Arabie saoudite a promis de respecter l’Accord de Paris…

En décembre 2015, de nombreux commentateurs avaient relayé la thèse selon laquelle l’Accord de Paris était « contraignant ». Il était déjà facile à l’époque de démontrer le contraire Jean-Paul Maréchal, « L’Accord de Paris : un tournant décisif dans la lutte contre le changement climatique ? », Géoéconomie, n° 78, 2016, pp. 113-128. . Mais l’élection de Donald Trump oblige à revenir sur ce point. Le futur président aura en effet à sa disposition trois façons de ne pas honorer les engagements pris par son prédécesseur.

La première serait fournie par les deux premiers alinéas de l’article 28 : « 1. À l’expiration d’un délai de trois ans à compter de la date d’entrée en vigueur du présent Accord à l’égard d’une Partie, cette Partie peut, à tout moment, le dénoncer par notification écrite adressée au Dépositaire.
2. Cette dénonciation prend effet à l’expiration d’un délai d’un an à compter de la date à laquelle le Dépositaire en reçoit notification, ou à toute date ultérieure pouvant être spécifiée dans ladite notification. » L’Accord étant entré en vigueur le 4 novembre 2016, Washington pourrait le dénoncer le 4 novembre 2019 et en sortir à la fin de 2020, la dernière année du mandat de Donald Trump.

La deuxième façon serait de se servir de l’alinéa 3 de l’Article 28 qui dispose que : « Toute Partie qui aura dénoncé la Convention [cadre des Nations Unies sur le changement climatique] sera réputée avoir dénoncé également le présent Accord. » La CCNUCC prévoyait dans son article 25 que, pour se retirer de la Convention, tout pays devrait attendre trois ans après son entrée en vigueur. La CCNUCC étant entrée en vigueur depuis 1994, les trois ans sont largement dépassés et les États-Unis pourraient donc s’en retirer sans délai.

La troisième voie consisterait à demeurer dans l’Accord mais sans réduire les émissions de GES de 26 à 28 % (Tableau 1) comme Washington s’y était engagé lors de la COP22 et même, pour être précis, un an plus tôt, le 12 novembre 2014 à Pékin, en marge du forum de Coopération économique de l’Asie-Pacifique Jean-Paul Maréchal, « Lima et après ? », La Vie des idées, 28 avril 2015, 10 p. (accessible sur le site de la revue). .

L’Accord de Paris comporte donc des « contraintes » dont il est somme toute assez facile de s’affranchir. C’était d’ailleurs déjà le cas du Protocole de Kyoto. En effet, lors de la COP17 de Durban (2011) tous les grands pays émetteurs avaient accepté de s’inscrire dans un projet global de réduction des émissions de GES, ce projet devant être finalisé en 2015 et entrer en application en 2020. Parallèlement, de façon à ne pas créer de vide juridique, la date butoir initiale du Protocole de Kyoto, 2012, avait été repoussée d’une durée de 3 à 5 ans. L’année suivante, lors de la COP18 de Doha, le Protocole avait été prolongé jusqu’en 2020. C’est ce que l’on a appelé l’ « Acte II du Protocole de Kyoto ». Or, dès la COP 17, le Canada, le Japon et la Russie avaient fait défection sans subir la moindre sanction Jean-Paul Maréchal, « La Chine et le climat. Mur de l’environnement et bras de fer sino-américain » in Pierre Alary et Elsa Lafaye de Micheaux (éd.), Capitalismes asiatiques et puissance chinoise, Paris, Presses de Sciences Po, 2015, pp. 113-117. .

La seule vraie « contrainte » que comporte l’Accord de Paris réside dans le fait de demander aux pays qui le ratifient de respecter ce à quoi ils ont bien voulu s’engager (les INDC) ! Son « universalité » est en quelque sorte le fruit de son manque d’ambition sur le plan des réductions d’émissions. Ses plus farouches partisans reconnaissent eux-mêmes que le respect de la totalité des engagements pris conduirait, sur un siècle, à une élévation des températures bien supérieure aux 2°C annoncés dans l’article 2. Ils parient néanmoins sur le fait que cet Accord doit être une « prophétie autoréalisatrice », c’est-à-dire une dynamique d’adhésion, un mouvement entraînant les pays à revoir régulièrement leurs objectifs à la hausse. C’est notamment la thèse de Laurence Tubiana, l’ex-ambassadrice française pour le climat. D’autres, au contraire, redoutent un risque de défection résultant d’un mécanisme que les théoriciens de jeux nomment un « dilemme du prisonnier ».

Alors : « prophétie autoréalisatrice » ou « dilemme du prisonnier » ? Il est naturellement trop tôt pour répondre de façon tranchée à cette question. Mais le seul fait que l’on puisse se la poser démontre qu’il est urgent de réfléchir sur les conditions qui seraient susceptibles de créer un régime climatique mondial stable et efficace.

Les conditions de stabilité d’un régime climatique mondial

Un dilemme du prisonnier intra et inter-temporel

Vu par la théorie économique, l’impact des activités humaines sur le climat constitue, pour reprendre les termes de William Nordhaus, le « Goliath de toutes les externalités parce qu’il implique un grand nombre d’activités, affecte la planète dans sa totalité […] et, avant tout, parce qu’aucun d’entre nous agissant individuellement ne peut rien faire pour ralentir les changements en cours. Le changement climatique est une externalité particulièrement épineuse parce qu’elle est globale » William Nordaus, The climate casino. Risk, uncertainty and economics for a warming world, New Haven et Londres, Yale University Press, 2013, p. 18. .

Avant que l’espèce humaine n’ait acquis la possibilité de le transformer, le climat terrestre était un « bien public (global) pur naturel » comme le sont par exemple un clair de lune ou un coucher de soleil. Depuis la Révolution industrielle, il est progressivement devenu un bien public global qui doit être partiellement créé par l’homme. Bien évidemment, ce qui doit être créé, ce n’est pas le climat terrestre en tant que tel mais la stabilité climatique. En effet, si celle-ci n’est plus un « bien public pur naturel », elle n’est pas pour autant devenu un « bien public pur artificiel » à l’image de la paix entre plusieurs pays. La stabilité du climat est en fait un « bien commun global » ou, pour être encore plus précis, les « puits de carbone » – autrement dit les capacités d’absorption de CO2 de l’atmosphère – sont une « ressource commune globale ». L’augmentation des températures, que des économistes comme Paul Samuelson et William Nordhaus, définissent comme un « mal public » Paul Samuelson et William Nordhaus, Economics, New York, McGraw Hill, 1985, p. 713. (« public bad »), résulte en fait d’une surutilisation par certains agents économiques (États, entreprises, ménages…) des capacités d’absorption du carbone de la biosphère. A cela s’ajoute aussi le fait que le climat, à la différence de nombreux biens publics, n’est pas produit par une institution centralisée disposant d’un monopole naturel (par exemple la défense nationale et l’État) mais résulte de milliards de décisions individuelles prises chaque jour par des agents économiques répartis sur toute la surface de la Terre.

La question éthique et politique qui se pose consiste donc à déterminer le meilleur critère d’affectation des droits d’utilisation des « puits de carbone » dans l’espace et dans le temps. Comme l’analyse William Nordhaus, toute décision doit être évaluée à l’aune de deux « efficiences » : la « where efficiency » qui porte sur l’égalisation des coûts de réduction entre pays et secteurs économiques et la « when efficiency » qui renvoie au rythme de mise en œuvre des transformations William Nordhaus, A Question of Balance Weighing the Options on Global Warming Policies, New Haven et Londres, Yale University Press, 2008, pp. 17-18. .

Facteur supplémentaire de complexification, le changement climatique constitue un dilemme du prisonnier intra et intergénérationnel. En effet, si au sein d’une génération (entendue au sens large) nous avons collectivement intérêt à réduire les bouleversements climatiques en cours, nous avons également individuellement intérêt à améliorer notre niveau de vie, amélioration dont l’une des conséquences est généralement l’accroissement des émissions de GES. La même logique se retrouve au niveau intergénérationnel. De fait, il est collectivement rationnel pour plusieurs générations prises dans leur ensemble de coopérer, chacune d’entre elle préférant que la précédente n’ait pas utilisé de façon immodérée les ressources environnementales ni détraqué complètement le climat. Mais il est également individuellement rationnel, pour chaque génération, d’utiliser comme bon lui semble les ressources environnementales dans la mesure où elle ne sera plus là lorsque les générations futures souffriront des conséquences de ce comportement prédateur et donc qu’aucun mécanisme de rétorsion ne sera susceptible de jouer.

« L’un des grands mérites de la théorie du choix rationnel, explique Jean-Pierre Dupuy, est d’avoir montré la possibilité de structures d’interaction telles que, chaque agent cherchant la maximisation de son intérêt, il en résulte une situation désastreuse pour tous » Jean-Pierre Dupuy, « Rationalité. Éthique et rationalité » in Canto-Sperber M. (dir.) (2004), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, PUF, Paris, 2004, p. 1618. . Et de fait, chacun des prisonniers du célèbre dilemme, condamné à une peine qui aurait pu être moins lourde s’il n’avait pas fait défection, en est réduit, au fond de son cachot, à savourer l’amère satisfaction d’avoir « eu “raison” au plus profond du déraisonnable » Jean-Pierre Dupuy, « Rationalité. Éthique et rationalité » in Canto-Sperber M. (dir.) (2004), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, PUF, Paris, 2004, p. 1619. . Dans le cas qui nous intéresse ici, chacun – État comme particulier, riche comme pauvre – finit, avec ses excellentes raisons d’homo œconomicus, par contribuer à détruire un bien public mondial – la stabilité climatique – pourtant indispensable à tous.

S’il est si difficile de parvenir à des accords ambitieux (et a fortiori contraignants) en matière climatique c’est parce que chaque partie est fortement incitée à adopter une stratégie de passager clandestin (free rider). Une telle stratégie est en effet adaptée à des situations où un agent bénéficie de l’existence d’un bien public sans contribuer à sa création.

Comme le résume William Nordhaus : « Les biens publics globaux diffèrent des échecs du marché au niveau national parce qu’il n’existe aucun mécanisme – marchand ou gouvernemental – qui puisse les prendre en compte de façon efficace. Les arrangements destinés à sécuriser un traité climatique international sont entravés par le dilemme westphalien » William Nordhaus, « Climate Clubs: Overcoming Free-riding in International Climate Policy », American Economic Review, 2015, 105(4), p. 1340. .

En matière climatique, la question centrale est donc de déterminer la structure d’interaction susceptible de déjouer les stratégies de passager clandestin. Autrement dit, quel cadre est susceptible d’engendrer de la coopération interétatique dans un système international anarchique ? Ou encore, comment imaginer des possibilités de coopération et de convergence normative dans un monde où n’existent ni une autorité supranationale ayant des pouvoirs de régulation contraignants, ni un régulateur étatique dominant en mesure d’imposer ses préférences (un monde « post-hégémonique ») ? Deux auteurs fournissent à ce sujet d’intéressantes contributions : Robert Keohane et Thomas Schelling.

Quelle coopération dans un monde post-hégémonique ?

Dans son ouvrage intitulé After Hegemony. Cooperation and Discord in the World Political Economy qui paraît en 1984, Robert Keohane explore les conditions de possibilité de la coopération dans un monde où plus aucun pays n’exerce une véritable hégémonie, c’est-à-dire ne dispose du contrôle des sources de matières premières, des capitaux, des marchés et des avantages compétitifs Robert Keohane, After Hegemony. Cooperation and Discord in the World Political Economy, Princeton, Princeton University Press, 2005, p. 32. . L’auteur propose une « théorie fonctionnelle des régimes internationaux » qui repose sur un raisonnement de type microéconomique. Selon lui, les « régimes internationaux – ensembles de principes, de normes, de règles et de procédures décisionnelles – qui réduisent les coûts de transaction pour les États, limitent les problèmes d’asymétries d’information et limitent le degré d’incertitude auquel les membres du régime sont confrontés dans l’évaluation de leurs politiques respectives. A l’image de toute autre institution politique, les régimes internationaux peuvent être expliqués en termes de recherche de l’intérêt personnel. En outre, ils exercent un impact sur les politiques étatiques essentiellement en modifiant les coûts et les bénéfices des différentes alternatives. Ils ne neutralisent ni n’outrepassent l’intérêt individuel mais ils en affectent le calcul » Robert Keohane, After Hegemony. Cooperation and Discord in the World Political Economy, Princeton, Princeton University Press, 2005, p. xi. .

Une telle définition se situe dans le droit-fil de celle proposée, deux ans auparavant, par un réaliste comme Stephen Krasner à qui l’on doit la « redécouverte » de la notion de régime au début des années 1980. Pour lui « les régimes internationaux sont des ensembles explicites ou implicites de principes, de normes, de règles et de procédures de prises de décision autour desquels les attentes des acteurs convergent dans un domaine donné des relations internationales » Stephen Krasner, « Structural Causes and Consequences: Regimes as Intervening Variables », International Organization, vol. 36, n° 2, printemps 1982, p. 185. Dans le même volume (pp. 479-496) de la revue International Organization on trouve une critique intéressante de la notion de régime par Susan Strange : « Cave ! Hic Dragones: A Critique of Regime Analysis ». .

Avec la montée en puissance de l’Europe et du Japon dans les années 1970, les analyses des réalistes (au sens de la théorie des relations internationales) et des institutionnalistes ont divergé. Pour les premiers, la diffusion du pouvoir rendait plus difficile pour un État d’être source d’ordre tandis que pour les seconds, l’interdépendance devait conduire à plus de coopération.

Au rebours de la théorie de la stabilité hégémonique Pour une critique de la théorie de la stabilité hégémonique appliquée à la création de biens publics mondiaux, lire : Philip Golub et Jean-Paul Maréchal, « Biens publics mondiaux » in Jean-Louis Laville et Antonio David Cattani (sous la direction de), Dictionnaire de l’autre économie, Paris, Gallimard, col. Folio, 2006, pp. 66-75. qui pose que la stabilité de l’économie mondiale ne peut exister que lorsqu’un État, baptisé hegemon, impose aux autres États un système de règles et de normes établi selon ses propres vues et s’assure de son respect par des moyens de coercition, Robert Keohane entend montrer qu’il peut exister de la coopération sans hégémonie, situation qu’il désigne par l’expression de « coopération post-hégémonique ».

Pour lui, l’économie politique internationale se définissant comme la poursuite simultanée du pouvoir et de la richesse, la « coopération » doit être considérée moins comme un effort destiné à mettre en œuvre des idéaux élevés qu’une façon d’atteindre des objectifs économiques et politiques égoïstes. Toute situation d’interaction entre acteurs peut déboucher sur trois issues : l’harmonie, la coopération ou la discorde. Si le sens du dernier terme est évident, Robert Keohane opère une distinction féconde entre l’harmonie et la coopération.

L’harmonie désigne dans After Hegemony une situation où la politique mise en œuvre par chaque acteur (dans l’unique but de satisfaire son propre intérêt sans que ne soit pris en compte celui des autres) rend plus facile pour les autres d’atteindre leurs propres objectifs. Chacun considère donc que la politique des autres sert ses propres buts. L’exemple paradigmatique de l’harmonie ainsi définie est le marché de concurrence parfaite. La coopération, quant à elle, part d’une situation très différente où chacun considère au départ que la politique des autres dessert ses propres buts. Les actions de différents acteurs doivent alors être mises en conformité les unes par rapport aux autres à travers un processus de négociations que l’auteur nomme « coordination politique » (policy coordination). Robert Keohane reprend la définition de la coordination politique préposée par Charles Lindblom : « Un ensemble de décisions est coordonné si un certain nombre d’ajustements ont été effectués de telle sorte que les conséquences négatives de toute décision sur les autres décisions sont, dans une certaine mesure et avec une certaine fréquence, réduites, équilibrées ou même contrebalancées. » Selon Robert Keohane, « la coopération a lieu lorsque les acteurs ajustent leur comportement aux préférences réelles ou anticipées des autres à travers un processus de coordination politique » Robert Keohane, After Hegemony, op. cit., p. 51. . (Graphique 1)

Graphique 1 Robert Keohane, After Hegemony. Cooperation and Discord in the World Political Economy, Princeton, Princeton University Press, 2005, p. 53.

On comprend l’importance de la notion de régime dans le cadre d’un tel raisonnement. Le point fondamental de la thèse de Robert Keohane est de montrer qu’en partant de l’hypothèse de l’égoïsme des acteurs formulée par les réalistes, on ne débouche pas forcément sur les mêmes conclusions pessimistes. Recourant à la théorie des jeux en sollicitant le « dilemme du prisonnier » (Albert Tucker, John Nash) et les « jeux à motifs mixtes » (Thomas Schelling) il montre que la source de la discorde n’est pas à chercher dans la nature (égoïste) des acteurs mais dans le schéma d’interaction qui les relie.

De fait, s’agissant du dilemme du prisonnier, on a affaire à une telle situation – et donc au risque de « défection » qui en résulte – chaque fois que la récompense de la trahison unilatérale l’emporte sur le gain lié à la confiance. Il faut donc trouver un schéma d’interaction où les acteurs peuvent communiquer Sans entrer dans le détail, on peut néanmoins souligner ici que le fondateur de la théorie moderne des jeux, John von Neumann, développa dès le début des années 1940, la théorie des jeux coopératifs. Dans Théorie des jeux et comportement économique, John von Neumann et Oskar Morgenstern reprochent à la théorie de l’équilibre général de ne pas tenir compte des interactions entre agents qui surviennent immanquablement lorsque chacun vise à parvenir à un résultat optimum. Dans la réalité, soulignent les deux auteurs, le résultat obtenu par un agent dépend bien sûr des actes qu’il pose mais également des décisions des autres (voir John von Neumann and Oskar Morgenstern, Theory of games and economic behavior, Princeton, Princeton University Press, 1990, p. 11). Plus récemment, un auteur comme Robert Axelrod propose une théorie de la coopération fondée sur un « dilemme du prisonnier itératif », c’est-à-dire un dilemme du prisonnier où les joueurs se rencontrent plusieurs fois (Robert Axelrod, Donnant donnant. Théorie du comportement coopératif, Paris, Odile Jacob, 1992). .

Quant à la théorie des « jeux à motifs mixtes », elle est développée par Thomas Schelling dans un chapitre de son célèbre ouvrage The Strategy of Conflicts paru en 1960. Dans ce chapitre intitulé « Vers une théorie de la décision interdépendante », il explique que la théorie traditionnelle des jeux s’est focalisée sur les jeux à somme nulle et a eu tendance à ne pas accorder suffisamment d’attention aux jeux où, même s’il y a un élément de conflit, « une relation de dépendance mutuelle fait partie de la structure logique et appelle une sorte de collaboration ou d’accommodation mutuelle – tacite sinon explicite – même si ce n’est que pour éviter un désastre mutuel » Thomas Schelling, The Strategy of Conflicts, Cambridge, Harvard University Press, 1960, p. 83. .

Entre les deux extrêmes que sont les jeux à somme nulle et les jeux de pure coopération, Thomas Schelling propose une typologie que nous avons résumée dans le tableau 3.

Tableau 3. Typologie des jeux chez Thomas Schelling
  Intérêts Agents Exemples
Conflit pur (pure conflict) Divergents Adversaires Échecs
Collaboration (pure collaboration) Convergents Partenaires Charade, rendez-vous…
Jeux à motifs mixtes (mixed-motive games) Jeux de négociation (bargaining games) Conflit et Dépendance mutuelle ; Partenariat et compétition. Relations ambivalentes Guerres, grèves, négociations…

D’après Thomas Schelling, The Strategy of Conflicts, Cambridge, Harvard University Press, 1960, pp. 83-89.


La logique de l’action étant empiriquement vide, c’est la structure d’interaction qui relie les joueurs qui va conduire à une issue en particulier.

Robert Kehoane tire de sa mobilisation de la théorie des jeux la conclusion suivante. « Qu’un hegemon existe ou non, l’existence de régimes internationaux dépend de la présence de schémas d’intérêts communs ou complémentaires qui sont perçus ou perceptibles par les acteurs politiques. Un tel cadre rend rationnelle toute action conjointe engendrant des gains liés. Un hegemon peut aider à créer des intérêts partagés en accordant des récompenses en cas de coopération et en infligeant des punitions en cas de défection mais, là où aucun hegemon n’existe, des récompenses et des punitions similaires peuvent être fournies si les conditions sont favorables. Les résultats doivent être déterminés par un nombre relativement restreint d’acteurs qui, d’une part, sont en mesure de se surveiller mutuellement afin de garantir le respect des règles et qui, d’autre part, poursuivent des stratégies où le bien-être des autres gouvernements dépend de leur respect continu des accords et des ententes. En conséquence, une interaction intensive entre un petit nombre de joueurs aide à se substituer ou à compléter les actions d’un hegemon » Thomas Schelling, The Strategy of Conflicts, Cambridge, Harvard University Press, 1960, p. 78-79. .

C’est ce qu’il appelle une coopération post-hégémonique. Dans le domaine climatique, un ensemble de propositions émanant d’économistes renommés vont dans le sens de l’édification d’un tel système.

Le « Club climat »

Ainsi, dans un article intitulé « Climate Clubs : Overcoming Free-riding in International Climate Policy » paru en 2015, l’économiste américain William Nordhaus – qui publie sur la question des rejets de CO2 depuis le début des années 1980 – propose une intéressante architecture internationale susceptible de conjuguer efficacité en matière de réduction des émissions et stabilité en matière de participation.

Il fait remarquer que beaucoup d’accords internationaux dans des domaines tels que la finance, le commerce, la défense… ont eu des effets positifs dans la mesure où ils fonctionnent selon des mécanismes dits de « clubs ». « Un club est un groupe formé sur une base volontaire dont les membres obtiennent des avantages mutuels en partageant les coûts liés à la production d’une activité possédant des caractéristiques de bien public. » Pour que l’action d’un club soit couronnée de succès, ajoute William Nordhaus, il faut qu’au moins quatre conditions soient respectées. 1. Qu’il existe une ressource de type bien public qui puisse être partagée (alliance militaire…). 2. Que le respect du règlement intérieur soit bénéfique à chacun. 3. Que les non-membres puissent être pénalisés à faible coûts pour les membres. 4. Qu’aucun membre ne soit tenté de partir. On observe une telle situation par exemple dans le système commercial international ou dans le cas d’alliances militaires, domaines où les effets bénéfiques pour les États participants sont respectivement l’accès à de nombreux marchés et la garantie de leur sécurité extérieure.

Pour William Nordhaus, un « Club climat » (Climate club) est le meilleur système envisageable. Un tel club regrouperait des pays qui décideraient d’adopter deux types de mesures. Tout d’abord une réduction de leurs émissions. Celle-ci serait obtenue grâce à la fixation d’un prix (relativement) élevé de la tonne de CO2, par exemple 25 dollars. Ce prix pourrait être atteint par divers mécanismes : taxes, permis d’émission… Ensuite, et c’est incontestablement la disposition la plus originale, les pays membres appliqueraient un droit de douane spécifique sur les importations en provenance des pays non membres William Nordhaus, « Climate Clubs: Overcoming Free-riding in International Climate Policy », op. cit., p. 1341. . Il ne s’agirait pas d’imposer cette taxe sur les importations des non-participants en fonction du contenu en carbone de ces dernières car on constate que beaucoup de produits dont l’empreinte CO2 est élevée ne sont pas exportés. C’est par exemple le cas de l’électricité produite par des centrales à charbon aux États-Unis ou en Chine. Il serait donc plus efficace de lever des droits de douane environnementaux (par exemple 2 %) sur l’ensemble des importations en provenance des pays non membres à destination des pays membres. La justification d’une telle mesure réside dans le fait que les pays non membres endommagent le climat avec leur mode de production gourmand en énergies fossiles et pas seulement avec la production de biens destinés à l’exportation William Nordhaus, « Climate Clubs: Overcoming Free-riding in International Climate Policy », op. cit., p. 1348-1349. .

Un tel système – fondé sur des sanctions externes qui punissent un pays dans un domaine qui n’est pas celui du jeu initial (par exemple imposer des droits de douane à un pays qui pêche des baleines) – modifie la matrice des gains de chacun et tend à attirer des participants en même temps qu’il dissuade les membres de faire défection. Dit de façon plus concrète, l’idée à la base de ce système est d’amener chaque pays non membre à comparer le coût de la réduction de ses émissions avec le coût de la diminution de ses échanges avec les membres du Club climat au cas où il refuserait d’adopter les mesures que ces derniers exigent pour intégrer le Club.

William Nordhaus a effectué un grand nombre de simulations. Il a testé 44 régimes, c’est-à-dire 44 combinaisons de prix du CO2 et de niveaux de droits de douane. Il apparaît qu’avec des niveaux de pénalités douanières faibles (2 à 4 %) et un prix du carbone inférieur à 50 dollars la tonne, on obtient des coalitions stables et de bons niveaux de réduction (voir Annexe).

On rappellera qu’une proposition de ce type avait été émise il y a une décennie par Joseph Stiglitz. Face à l’absence d’une autorité supranationale dotée d’un réel pouvoir de contrainte, il faudrait, selon le prix Nobel d’économie 2001, relier les questions environnementales, et notamment celles relatives au changement climatique, à un régime (à un domaine) où prévaut, même de façon imparfaite, une sorte d’ « état de droit » international. Depuis la fondation de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1995 le commerce international constitue l’un de ces champs où les États ont accepté de déléguer une partie de leur souveraineté Même si de nombreux rapports de forces continuent encore, malheureusement, de prévaloir au sein de cette organisation. . Visant à égaliser les conditions de la concurrence économique internationale, l’OMC autorise ainsi une nation victime de subventions accordées par une autre à certaines de ses entreprises à réagir par la mise en place de droits compensateurs. Or, explique Joseph Stiglitz dans Un autre monde. Contre le fanatisme du marché Voir Joseph E. Stiglitz, Un autre monde. Contre le fanatisme du marché, Paris, Fayard, 2006, p. 247. , en étant dispensées de payer les dommages qu’elles causent au climat terrestre en raison du refus de Washington de ratifier le Protocole de Kyoto (l’ouvrage cité paraît en 2006), les firmes américaines reçoivent en quelque sorte une subvention cachée source de distorsion de concurrence. Les pays participant au mécanisme dudit Protocole seraient donc fondés à prélever, par exemple sur les importations d’acier en provenance des États-Unis, une taxe correspondant au prix des permis d’émissions que les sidérurgistes américains devraient acquitter s’ils étaient partie prenante au mécanisme adopté à Kyoto en 1997.

En 2012, la France avait émis ce type de proposition par la voix de Dominique de Villepin, alors Premier ministre. Celui-ci avait en effet déclaré, face aux difficultés qui s’annonçaient sur le chemin d’un régime « post-Kyoto » comme on disait alors : « L'Europe doit peser de tout son poids pour refuser [toute] […] forme de dumping environnemental. Je souhaite donc que nous étudiions dès maintenant avec nos partenaires européens le principe d'une taxe carbone sur les importations de produits industriels en provenance des pays qui refuseraient de s'engager en faveur du protocole de Kyoto après 2012 » « Déclaration de M. Dominique de Villepin, Premier ministre, sur le développement durable, le renforcement des économies d'énergie et de la fiscalité écologique, les plans de déplacements urbains, et les enjeux internationaux du développement des écotechnologies », Paris le 13 novembre 2006. Texte disponible sur internet. .

De telles mesures ne sont nullement synonyme d’un retour à l’autarcie comme veulent le faire croire certains partisans du tout-marché. En effet, d’ores et déjà, l’OMC a donné raison aux États-Unis qui menaçaient d’interdire l’entrée des crevettes thaïlandaises sur le marché américain au motif qu’elles étaient capturées avec des filets dangereux pour les tortues marines. Ce faisant, analyse Joseph Stiglitz, l’OMC « a posé le principe selon lequel maintenir l’équilibre environnemental de la planète est assez important pour qu’il soit possible, quand les industries d’exportations d’un pays le compromettent, de suspendre l’accès aux marchés garanti en temps normal par l’OMC à ses membres » Joseph E. Stiglitz, Un autre monde, op. cit., p. 246. . C’est dans cet esprit qu’ont été adoptés des textes tels que la Convention internationale pour la réglementation de la chasse à la baleine (1946) ou le Protocole de Montréal relatif à des substances qui appauvrissent la couche d’ozone (1987). Ce dernier (entré en vigueur en 1989) faisait obligation à tous les pays partis d’interdire, au plus tard le 1er janvier 1990, tout commerce de chlorofluorocarbones avec les États non-parties audit protocole (article 4). On rappellera également que le Traité de Lisbonne qui interdit par ses article 34 et 35 les restrictions quantitatives à l’importation entre les États membres de l’Union européenne, prévoit néanmoins par son article 36 que « les dispositions des articles 34 et 35 ne font pas obstacle aux interdictions ou restrictions d'importation, d'exportation ou de transit, justifiées par des raisons de moralité publique, d'ordre public, de sécurité publique, de protection de la santé et de la vie des personnes et des animaux ou de préservation des végétaux, de protection des trésors nationaux ayant une valeur artistique, historique ou archéologique ou de protection de la propriété industrielle et commerciale […].»

Ainsi que le résume Joseph Stiglitz : il faut « mettre en œuvre les forces économiques de la mondialisation, qui ont été jusqu’ici néfastes pour l’environnement, afin de le protéger » Joseph E. Stiglitz, Un autre monde, op. cit., p. 228. .

Conclusion

Au terme de ces quelques pages, un certain nombre de conclusions – bien évidemment provisoires – peuvent être tirées.

Tout d’abord, la thèse selon laquelle un petit nombre de pays représentant une part importante d’un problème et entretenant des relations intenses peut jouer le rôle traditionnellement occupé par une puissance hégémonique semble confirmée, du moins s’agissant du climat. C’est ainsi que le Protocole de Kyoto ne serait jamais entré en application sans l’entêtement des pays de l’Union européenne et que l’Accord de Paris n’aurait jamais été adopté sans la convergence des positions de l’Union européenne, de la Chine et des États-Unis. Symétriquement, l’échec de la COP15 de Copenhague résulte en partie du fait que, contrairement à ce que souhaitaient Paris ou Berlin, Washington n’entendait pas exercer de leadership sur la question du climat, que pour Pékin il n’en était pas question et que, de toute façon, ni les États-Unis ni la Chine ne voulaient d’un accord multilatéral contraignant.

Certes, l’élection de Donald Trump introduit une nouvelle inconnue dans l’équation climatique. L’Accord de Paris sera-t-il assez robuste pour supporter un (éventuel) retrait américain ? La volonté européenne de lutter contre le réchauffement climatique semblant inébranlable, tout va dépendre de l’attitude chinoise. Comme nous l’avons vu, les dirigeants chinois semblent bien décidés à demeurer dans le cadre de l’Accord de Paris. Le retrait américain aurait naturellement un coût politique. Apparaissant comme un pays qui ne tient pas ses engagements, les États-Unis subiraient une dégradation de leur image et corrélativement une érosion de leur influence au profit de Pékin. Il y aurait alors une certaine ironie à voir la Chine se présenter comme le garant du régime climatique mondial au moment où Donald Trump souhaite, bruyamment, que son pays abandonne ce rôle Voir Philip Golub (entretien), « Un retrait américain d’Asie n’est pas dans l’intérêt de Trump », Le Monde, 17 novembre 2016.

A ce coût politique s’ajouterait un coût économique. Si Donald Trump, devenu président, continue de camper sur la position affichée durant sa campagne selon laquelle « mettre en application une politique en faveur des technologies vertes mettrait en péril de nombreux emplois » « Le futur Président américain sera-t-il climatosceptique ? », Diplomatie, Les grands dossiers n° 30, op. cit., p. 59. , il ouvrirait alors un boulevard aux industriels chinois pour assurer leur domination dans le domaine des batteries, des panneaux solaires, des éoliennes… En effet, en fragilisant le Clean Power Plan qui permet de subventionner les énergies renouvelables en vue d’accélérer la transition énergétique au profit d’un soutien au… secteur charbonnier (!), il handicaperait la montée en puissance d’un secteur d’avenir lucratif La Chine vient d’adopter une taxe sur les émissions polluantes. On imagine facilement les économies d’échelle pour les entreprises qui parviendront à capter même une petite partie de ce marché. Voir Simon Leplâtre, « Pékin adopte une taxe sur les émissions polluantes », Le Monde, 28 décembre 2016. au profit de branches industrielles en déclin.

Naturellement, pour garantir des résultats en matière de réduction des GES, il faudrait coupler la question climatique à la question commerciale, créer un Club climat ou un mécanisme du même genre ainsi que le recommandent Joseph Stiglitz ou William Nordhaus. Pour le moment, aucune force politique majeure n’exerce de pression dans ce sens… même si, comme on l’a vu, il existe des dispositifs juridiques (interdiction du dumping, article 36 du Traité de Lisbonne…) qui pourraient servir de points d’appui pour aller plus loin. Par ailleurs, le Club climat est déjà virtuellement présent parmi les signataires de l’Accord de Paris. Enfin, les représentations et donc les priorités politiques évoluent. En un quart de siècle, la question climatique s’est inscrite en bonne place sur l’agenda politique international. On peut espérer qu’avec la multiplication des conséquences négatives du changement climatique, non pas à venir mais actuelles, de grands pays pollueurs décideront d’aller plus loin. Et cela d’autant plus que le développement des technologies vertes fera converger des intérêts économiques toujours plus puissants avec la défense de la stabilité climatique C’est ce que nous annoncions en 2011 dans notre ouvrage : Chine/USA. Le climat en jeu, Paris, Choiseul, 2011. Voir le chapitre 4 intitulé : « Les intérêts au secours du climat ? ». .

Annexe

William Nordhaus illustre sa thèse avec l’exemple numérique suivant issu des simulations qu’il a effectuées (Tableau 4) William Nordhaus, « Climate Clubs: Overcoming Free-riding in International Climate Policy », op. cit., p. 1356. . Imaginons que le prix international du carbone soit de 25 dollars la tonne, que la pénalité douanière soit de 4 % et que tous les pays à hauts revenus soient membres du Club climat à l’exception des États-Unis. Washington doit-il ou non rejoindre le Club ? Le problème se présente de la façon suivante (au prix de 2011 et en dollars de 2011) :

Tableau 4. Effets de la participation des États-Unis

Pénalité douanière

Les États-Unis participent

Les États-Unis ne participent pas

Effet net de la participation

Réduction

Dommages

Commerce

Bénéfices nets

Réduction

Dommages

Commerce

Bénéfices nets

0 %

-11,9

10,7

0,0

-1,2

-0,3

7,3

0,0

7,0

-8,2

4 %

-11,9

10,7

36,7

35,5

-0,3

7,3

-15,6

-8,6

44,1

Dans l’hypothèse d’une absence de sanctions, si les États-Unis ne participent pas, ils dépensent 0,3 milliard de dollars par an pour abaisser leurs émissions mais bénéficient néanmoins d’une diminution des dommages due aux réductions mises en œuvre dans les autres pays de 7,3 milliards. Les bénéfices nets de la non-participation s’élèvent donc à 7 milliards. S’ils participent, toujours dans l’hypothèse d’une absence de sanctions, ils vont dépenser annuellement 11,9 milliards en réductions et bénéficier d’une réduction des dommages de 10,7 milliards. Perte nette : 1,2 milliard. En l’absence de sanction, le mieux est de ne pas participer puisque l’effet net de la participation est la somme des -1,2 milliard qui auraient été perdus en cas de participation auxquels il faut retrancher les 7 milliards de coûts d’opportunité résultant de la non-participation. Ce qui fait au total : -1,2 -7,0 = -8,2 milliards.

Tout change avec une taxe de 4 %. Si les États-Unis ne participent pas, ils subissent un impact de 15,6 milliards qui résultent essentiellement des pertes de parts de marché occasionnées par la taxe de 4 %. La conséquence, sur une année, est une perte nette de 8,6 milliards. En revanche, si les États-Unis participent, il en résulte pour eux un avantage commercial de 36,7 milliards et un bénéfice net de -11,9 + 10,7 + 36,7 = 35,5. L’effet net de la participation est alors la somme des bénéfices nets de la participation (35,5 milliards) moins le coût d’opportunité de la non-participation (-8,6 milliards). Ce qui fait au total : 35,5 - (-8,6) = 44,1 milliards La conclusion de cet exemple est qu’avec une taxe de 4 % les pays ont intérêt à participer au Club climat alors qu’en l’absence d’une telle taxe, ils ont intérêt à ne pas y être.

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