Le 15 septembre 2021, les Etats-Unis, l’Australie et le Royaume-Uni ont, dans une déclaration commune
L’objectif de l’AUKUS est d’approfondir la coopération en matière de sécurité, de diplomatie et de défense dans la région Indo-Pacifique. Il s’agit de renforcer la coopération technologique entre trois alliés particulièrement proches « depuis plus de 70 ans », dans le domaine du cyber et de la défense, ainsi que l’intégration des capacités militaires, dont la fourniture potentielle de sous-marins nucléaires américains à l’Australie serait la manifestation. Il s’agit également de réfléchir à la mise en place de chaînes d’approvisionnements autonomes dans des secteurs sensibles comme celui des semi-conducteurs ou des matériaux stratégiques (exemple : les terres rares)
L’AUKUS pose toutefois de nombreuses questions qui limitent sa portée et expliquent qu’il ait été perçu diversement dans l’ensemble de l’Indo-Pacifique.
L’AUKUS, un « format » qui pose de nombreux problèmes
Après le retrait des Etats-Unis d’Afghanistan, l’AUKUS est censé concrétiser la stratégie de rééquilibrage vers l’Asie initiée par Barak Obama en 2011, et garantir l’ancrage et les engagements de sécurité de la puissance américaine dans la région face à une Chine devenue la menace principale contre laquelle toutes les capacités doivent être rassemblées
Par ailleurs, l’AUKUS est présenté comme une démonstration de force visant directement la Chine, mais elle n’a pas interdit les entretiens relativement cordiaux entre Jack Sullivan et Yang Jiechi à Zürich le 6 octobre, ni la tenue d’un sommet entre Joe Biden et Xi Jinping le 16 novembre. Ces entretiens mentionnent la nécessité de mettre en place des barrières pour éviter un « dérapage » des relations entre la Chine et les Etats-Unis mais, organisés à quelques jours d’intervalle, ils envoient des signaux contradictoires.
L’AUKUS est décrit comme un « partenariat pour l’éternité » par le Premier ministre australien. Il prévoit le partage de technologies ultra-sensibles avec l’Australie, qui ne concerneraient pas uniquement la fourniture de sous-marins
De plus, contrairement à l’ANZUS, l’AUKUS n’intègre pas la Nouvelle-Zélande, en dépit des liens étroits qui, en matière de défense, l’unissent à l’Australie
Surtout, loin d’étendre les alliances entre pays partageant les mêmes inquiétudes face à la montée en puissance militaire chinoise et son potentiel impact déstabilisateur et s’accordant sur la nécessité de défendre une zone Indo-Pacifique libre et ouverte, l’AUKUS referme l’éventail des possibilités sur un triumvirat assez peu opérationnel. Les Etats-Unis sont déjà présents de fait dans la région, l’Australie possède des capacités militaires limitées, et le Royaume-Uni, sans territoire dans le Pacifique, à l’exception du micro-territoire de Pitcain, est confronté aux tensions économiques et diplomatiques liées au Brexit, mal compensées par le concept de Global Britain
En revanche, la France, seule puissance militaire significative en Europe depuis le départ du Royaume-Uni, qui s’était positionnée à la pointe des Etats membres de l’Union européenne sur l’Indo-Pacifique, a été écartée sans précaution, au risque de se priver d’un soutien précieux non seulement en Asie mais également sur la scène globale et dans les grandes instances internationales. Or, depuis 2016, Paris a manifesté de façon constante son engagement dans la région, démontrant ainsi à la puissance chinoise que l’Europe ne pouvait être comptée pour partie négligeable ou simple pion dans le jeu de Pékin.
Au-delà, la multiplication de formats qui se superposent en Asie – AUKUS, ANZUS, QUAD, etc. – ne peut que brouiller le message et la clarté des engagements et des attentes, notamment concernant les rôles respectifs de l’AUKUS et du Dialogue Quadrilatéral sur la sécurité (ou QUAD, rassemblant les Etats-Unis, le Japon, l’Australie et l’Inde) avec une division des tâches et des préoccupations entre « sécurité dure » (AUKUS) et « sécurité molle » (QUAD) qui ne répond pas aux menaces que fait peser la Chine, ni à la manière dont ces menaces sont perçues dans la région
Officiellement, les réactions en Asie ont été relativement positives ou, pour certains pays, attentistes, si l’on met à part la République populaire de Chine, contre laquelle l’AUKUS est ouvertement dirigée. La Corée du Nord a pour sa part salué cette annonce par une volée de tirs d’essais de missiles démontrant des évolutions importantes de ses capacités. On ne peut d’ailleurs exclure que ces tirs aient été coordonnés avec une stratégie chinoise visant à assurer les Etats-Unis et leurs alliés que l’annonce de l’AUKUS n’était en rien dissuasive pour Pékin.
Les contre-stratégies chinoises
Depuis l’annonce de l’AUKUS, la Chine a en effet choisi la démonstration de force en multipliant les exercices de gesticulation militaire. Ainsi, l’APL a effectué 156 missions, de jour comme de nuit, dans la zone d’identification aérienne de Taïwan. Ces missions sont toutefois restées cantonnées à l’angle sud-ouest de l’ADIZ, et répondaient sans doute aux opérations aéronavales menées par les Etats-Unis et leurs alliés, y compris le Japon et la Grande-Bretagne, en mer de Chine et dans le détroit de Taïwan. La Chine a également effectué des manœuvres, avec la Russie, dans le détroit de Tsugaru, entre les deux principales îles japonaises de Honshu et de Hokkaido
Au-delà, ces démonstrations de force de la part de Pékin visent aussi à envoyer un signal aux Etats-Unis : si l’AUKUS est présenté comme la confirmation d’une implication stratégique renouvelée des Etats-Unis dans la région, contre la Chine, l’objectif d’« intimidation » recherché n’est pas atteint. Et il n’est pas certain que la démocratie américaine puisse l’emporter dans une guerre psychologique contre Pékin en multipliant les déclarations d’engagement.
La Chine a également développé une stratégie visant à exploiter des divisions potentielles entre les Etats-Unis et leurs alliés. Ainsi, alors que les Etats-Unis n’ont pas remis en cause le retrait décidé par Donald Trump dès son élection, la Chine a proposé, au lendemain de l’annonce de l’AUKUS, d’intégrer le CPTPP, l’accord de partenariat transpacifique global. Ceci en dépit des clauses contraignantes, notamment en matière de transparence, qui lui imposeraient en théorie un changement de paradigme en matière d’investissement et d’échanges
Si le Japon, allié le plus proche des Etats-Unis dans la région, a souligné la sévérité des clauses d’adhésion et la longueur du processus, Pékin sait aussi que beaucoup à Tokyo ont regretté le retrait des Etats-Unis d’un accord commercial initialement présenté comme faisant intégralement partie de la stratégie de pivot vers l’Asie de la présidence Obama. Tokyo déplore aujourd’hui l’absence d’initiative positive de l’administration Biden en la matière. Plus globalement, alors que la thématique des « valeurs communes » s’impose dans le discours aux Etats-Unis comme en Europe et auprès des alliés de Washington en Asie, l’AUKUS, qui exclut de fait la France, offre également à la Chine de nouvelles armes pour tenter de créer des divisions au sein de ce « camp des démocraties » mis en avant par Washington. L’Europe et la France ont longtemps joué ce rôle de « cheval de Troie » des intérêts chinois. Ce n’est plus le cas, depuis la présidence de Nicolas Sarkozy. L’attitude de la Chine elle-même, particulièrement agressive au niveau diplomatique comme au niveau stratégique, a considérablement facilité cette évolution, que l’on retrouve aussi face à l’Union européenne. La stratégie pour l’Indo-Pacifique de cette dernière
Isolé sur la scène internationale, comme le montre son absence de la réunion du G20 à Rome en octobre puis de la COP 26 en novembre 2021, où les partenaires de Pékin attendent autre chose que de vagues promesses de long terme, Xi Jinping tente – grâce à l’AUKUS – de faire renaître une relation particulière avec la France. Il a ainsi beau jeu de jouer d’une méfiance traditionnelle, et parfois justifiée, à l’égard des Etats-Unis, dont l’agenda n’est pas toujours parfaitement limpide, même lorsque les intérêts fondamentaux français coïncident. Le 26 octobre, le président Macron a eu un entretien avec son homologue chinois, et l’agence Xinhua a indiqué que, selon Xi Jinping, la position de la France sur « l’autonomie stratégique » était « correcte ». Le président chinois a également défendu le « renforcement de la confiance, la limitation des jugements incorrects et la gestion positive des différences » entre la Chine et l’UE. A la veille de la présidence française de l’UE, la Chine « espère que la France jouera un rôle actif pour promouvoir un développement sain et stable des relations entre la Chine et l’UE »
Les déclarations chinoises n’indiquent pas autre chose que la volonté de Pékin de rétablir des relations plus fonctionnelles avec l’UE, au service de ses propres intérêts. La première fonction de l’Europe, et de la France, a en effet toujours été, selon la RPC, de jouer le rôle de « force d’équilibre » face aux Etats-Unis. La Chine tentera donc d’exploiter au mieux les opportunités offertes par l’AUKUS même si, dans sa stratégie Indo-Pacifique, Paris défend des intérêts qui sont très loin de coïncider avec ceux de Pékin, particulièrement en Asie du Sud-Est, où la France entend multiplier les partenariats stratégiques, comme le fait l’UE.
La posture ambivalente des alliés et partenaires des Etats-Unis
Le Japon, allié loyal et contraint
Officiellement, le Japon soutient l’AUKUS et exprime sa satisfaction de voir les Etats-Unis affirmer, avec cet accord, leur volonté d’être fortement présents en Asie. C’est ce qu’a déclaré le Premier ministre Kishida le 5 octobre, lors de sa première rencontre à distance avec le Premier ministre australien Morrison
Le poids des contraintes constitutionnelles et réglementaires demeure important, et l’opinion publique n’est pas prête à une réflexion sur l’éventuelle participation du Japon à une guerre impliquant la Chine et les Etats-Unis. Dans un discours électoral prononcé avant les élections législatives du 31 octobre, Sanae Takaichi, du Parti Libéral Démocratique (PLD), et proche de Shinzo Abe, a évoqué la possibilité que le Japon augmente son budget militaire pour atteindre 2 % du PNB, démontrant la volonté de l’archipel de défendre « la vie, les biens, le territoire, les eaux territoriales, l’espace aérien, la souveraineté et l’honneur national du peuple japonais ». Toutefois, cette proposition n’a pas été intégrée au programme officiel du PLD, et les perspectives d’une telle augmentation, surtout d’une réelle volonté d’engagement, demeurent limitées en dépit de la rhétorique martiale – celle-ci étant destinée d’abord à satisfaire l’aile traditionnaliste du PLD, dans une logique qui est essentiellement déterminée par les équilibres de politique intérieure et la volonté de satisfaire l’allié américain.
Le Japon souhaite toutefois être considéré par les Etats-Unis, et plus globalement par le monde anglo-saxon, comme un partenaire privilégié. Au-delà de la dimension militaire, certains, au sein de l’archipel, verraient dans l’éventuelle participation à l’AUKUS une forme d’adoubement aux côtés des grandes puissances occidentales anglo-saxonnes. Les débats qui ont pu éclore à Tokyo sur l’éventuelle – mais illusoire – participation du Japon aux Five Eyes en témoignent. Les cercles décisionnels japonais y voient une marque de reconnaissance et de prestige, sans toujours prendre en compte la nature très particulière des engagements que ce format implique en matière de partage, et surtout de protection, des informations
Pour le Japon, l’AUKUS pose également la question du positionnement de l’archipel entre deux formats qui se chevauchent partiellement : le QUAD et l’AUKUS. Le communiqué commun publié à l’issue du sommet des chefs de gouvernement du QUAD, qui s’est tenu à New York au lendemain de l’annonce de l’AUKUS, semble définir une division des tâches entre les pays du QUAD, focalisés sur des enjeux de sécurité « douce » comme la question des vaccins, la sécurité maritime, la connectivité, et l’AUKUS, en charge de la sécurité « dure ».
De même, en dépit de l‘intérêt proclamé de Tokyo, l’articulation entre l’alliance bilatérale avec les Etats-Unis, qui demeure le socle de la défense du Japon et est systématiquement qualifiée de « noyau dur de la stabilité en Asie », et l’AUKUS n’est pas résolue. Si certains souhaitent un rôle plus important pour le Japon aux côtés de l’AUKUS, d’autres s’inquiètent d’être entraînés par un format mal maîtrisé dans une spirale conflictuelle avec la Chine, qui demeure le premier partenaire commercial de l’archipel. Peu imaginent par ailleurs, même à l’horizon 2040, une possible acquisition par Tokyo de sous-marins nucléaires et des patrouilles communes avec l’Australie en mer de Chine méridionale et dans le détroit de Taïwan. Ainsi, pour Tokyo, un soutien ferme à l’AUKUS a le mérite de rassurer les Etats-Unis sur la parfaite loyauté de l’allié japonais, tout en n’imposant pas de se préoccuper concrètement d’échéances qui demeurent très lointaines.
Une Corée du Sud sur la réserve
Comme le Japon, la Corée du Sud fait preuve d’une attitude ambivalente face à l’AUKUS. Si ces deux partenaires majeurs des Etats-Unis en Asie orientale ont des liens stratégiques étroits avec Washington, de qui dépend leur sécurité, ils ont également des liens économiques et commerciaux importants avec la Chine. Pour sa part, Séoul n’entend pas y renoncer. Par ailleurs, l’un comme l’autre estime avoir une relation particulière, c’est-à-dire privilégiée, avec les cercles politico-militaires américains et s’étonnent d’un transfert de technologies sensibles avec l’Australie alors qu’ils se trouvent en théorie mieux placés en termes de capacités industrielles.
Cette attitude est assez claire en ce qui concerne la Corée du Sud, à laquelle les Etats-Unis ont refusé le soutien technique ainsi que le transfert de matière fissile nécessaires à la construction d’un sous-marin à propulsion nucléaire que son industrie de défense est plus à même de réaliser que l’Australie
Aussi, dans un souci de ménager tant la relation avec les Etats-Unis que celle avec la Chine, les autorités sud-coréennes sont restées relativement réservées et neutres sur l’AUKUS. On notera toutefois que le ministre des Affaires étrangères a formulé le souhait que ce nouveau format ne perturbe pas la situation dans la région. Jusqu’ici, le président Moon Jae-in s’est refusé à endosser la vision indo-pacifique américaine, la jugeant trop confrontationnelle vis-à-vis de la Chine. De la même façon, Séoul hésite à rejoindre le QUAD malgré les demandes pressantes de l’administration Biden. Lors du déploiement sur le sol sud-coréen du système de défense antimissile américain THAAD, en 2017, la Corée du Sud avait dû faire face à un boycott commercial chinois qui avait déstabilisé son économie. Par ailleurs, la politique nord-coréenne de Séoul reste dépendante du bon vouloir de Pékin
L’inconfort indien
Les interrogations concernant l’articulation entre l’AUKUS et le QUAD se posent aussi pour l’Inde. Cette dernière, plus encore que l’Australie, est confrontée à une menace chinoise directe, qui s’est récemment exprimée dans des opérations militaires en juin 2020 le long de la frontière disputée dans l’Himalaya. Pour New Delhi, et même si l’Inde a pu être perçue comme plus réticente à un engagement dans le « camp » américain, le QUAD ne peut être réduit à des enjeux de sécurité non traditionnels tels que les vaccins ou les questions climatiques qui ont été mentionnés à New York lors de la rencontre des chefs de gouvernement. New Delhi, contrairement au Japon, ne peut s’appuyer sur une alliance bilatérale, ou l’engagement d’une alliance de sécurité anglo-saxonne. A ce titre, pour l’Inde, l’importance de l’AUKUS demeure très limitée, et certains s’inquiètent de voir l’AUKUS effacer le QUAD et marginaliser l’Inde dans les préoccupations et les formats de sécurité élaborés par les Etats-Unis en Asie avec un rebasculement vers le Pacifique
Delhi pourrait renforcer ses liens de coopération militaire avec la France, ce qui a le mérite d’ouvrir les partenariats vers un plus grand engagement de l’Europe dans la région. C’est le sens de la stratégie de coopération pour l’Indo-Pacifique de l’Union européenne, qui mentionne tout particulièrement l’Inde comme partenaire privilégié face à la Chine.
L’ASEAN face à la crainte d’une dilution de sa centralité stratégique
L’annonce de l’AUKUS a suscité une polarisation des réactions au sein de l’Association rassemblant les dix nations d’Asie du Sud-Est. L’Indonésie et la Malaisie ont assez ouvertement exprimé leurs réticences tandis que Singapour, les Philippines et, dans une autre mesure, le Vietnam ont accueilli assez favorablement ce nouveau partenariat. Pour autant, l’inquiétude prévaut quant aux conséquences, même encore lointaines, découlant de la présence de sous-marins australiens à propulsion nucléaire en mer de Chine du Sud. L’augmentation des forces navales dans un espace restreint où le nombre de bâtiments de guerre s’accroît en raison de missions de présence, de patrouille ou d’exercices d’entraînement d’une multiplicité de marines et de forces de garde-côtes ne peut que compliquer une situation où chacun s’observe déjà avec méfiance.
Soucieux de préserver une centralité en Asie du Sud-Est, à leurs yeux gage de stabilité, les pays de l’ASEAN ont par le passé toujours œuvré pour réduire la présence d’acteurs dits extérieurs à la région. Dans les années 2000, l’Indonésie et la Malaisie, visant à l’époque les Etats-Unis, ont ainsi catégoriquement refusé que des acteurs extra-régionaux participent aux patrouilles trilatérales mises en place avec Singapour pour lutter contre la piraterie dans le détroit de Malacca. La Malaisie a activement défendu la mise en place d’une « zone de paix, de liberté et de neutralité » selon les termes de la Déclaration signée à Kuala Lumpur en 1971 qui souhaitait préserver l’Asie du Sud-Est de toute forme d’ingérence de puissances étrangères. Les traités d’amitié et de coopération signé par l’ASEAN avec l’ensemble des grandes puissances appellent l’ensemble des parties signataires à contribuer à un règlement pacifique des différends et à éviter une « militarisation » de la région. Le Traité faisant de l’Asie du Sud-Est une zone exempte d’armes nucléaires
Pour l’ASEAN, l’AUKUS est avant tout perçu comme mettant en place un ordre régional dominé par des puissances occidentales et pouvant générer des comportements de complaisance vis-à-vis de Washington, au détriment de la consolidation de l’association. Celle-ci peut ainsi se demander si ce partenariat n’a pas été mis en place pour marquer son échec dans sa tentative d’élaborer une réponse coordonnée face à la montée en puissance de la Chine. Dans ces conditions, l’AUKUS présente un net danger pour l’ASEAN, dont la centralité, au cœur de la construction et des visions classiques de l’Indo-Pacifique risque de se voir remise en cause. De fait, l’AUKUS pourrait un peu plus limiter l’étendue des capacités géopolitiques de l’ASEAN au profit de coalitions au format restreint
Par ailleurs, l’AUKUS diminue l’intérêt de certains pays asiatiques, comme l’Indonésie, très courtisée par les Etats-Unis, de rejoindre le QUAD en raison de cette division insidieuse du travail stratégique entre « hard » et « soft » sécurité qu’implique l’AUKUS. Cette division débouche sur une hiérarchisation entre alliés et partenaires des Etats-Unis, avec un accès (ou non) à des coopérations s’appuyant sur des transferts de technologies sensibles. Or, à première vue, les pays de l’ASEAN ne font pas partie du cercle des acteurs stratégiques privilégiés, à l’exception peut-être de Singapour dans le domaine de la cybersécurité.
Enfin, l’AUKUS minore de facto la culture multilatérale de l’ASEAN et de ses nombreux formats de dialogue centrés sur la sécurité en lui superposant un format réduit élitiste. Ce faisant, il signale sinon la fin, du moins l’essoufflement des grands partenariats politico-diplomatiques et économiques au profit d’une vision plus centrée sur des coalitions sécuritaires dans lesquelles l’ASEAN ne retrouve pas son identité.
La remise en cause de la vision indonésienne de l’Indo-Pacifique
L’Indonésie a été parmi les premiers pays de l’ASEAN à réagir à l’annonce de l’AUKUS. Jakarta n’a pas caché son inquiétude face à ce qu’elle perçoit comme une dynamique d’entretien d’une course aux armements
Jalouse de sa position de prééminence au sein de l’ASEAN, l’Indonésie voit dans l’AUKUS une incitation à rafraîchir à marche forcée un ordre de bataille naval largement obsolète pour ne pas se trouver totalement dépassée. L’accord peut en effet inciter la Chine à développer des capacités sous-marines technologiquement plus avancées et à étendre sa zone d’opérations. Or, renforcer les moyens maritimes de l’archipel est une préoccupation majeure du président Joko Widodo, régulièrement confronté à des incursions de flottes de pêche chinoises accompagnées d’unités de garde-côtes opérant sans vergogne dans la zone économique exclusive indonésienne.
Plus encore, l’AUKUS prend à revers la vision indonésienne de l’Indo-Pacifique, qui fait des questions maritimes une priorité de la prospérité et de la paix régionales et dans laquelle l’inclusivité et la transparence sont la règle. Alors que Jakarta vient de faire accepter le concept d’Indo-Pacifique à l’ensemble des pays membres de l’ASEAN
Les réticences malaisiennes
Le Premier ministre de Malaisie a clairement exprimé ses préoccupations à l’annonce de l’AUKUS. Kuala Lumpur craint un durcissement de la posture des principales puissances déployées en mer de Chine du Sud et, à l’instar de l’Indonésie, redoute l’enclenchement d’une course aux armements régionale. Le communiqué publié par les Affaires étrangères du pays souligne largement son attachement de principe au désarmement nucléaire, à la non-prolifération et à un usage pacifique de la technologie nucléaire
Au demeurant, l’attitude de la Malaisie n’est pas exempte d’ambiguïté
Enfin, la Malaisie fait toujours partie, de même que Singapour, du Five Power Defense Arrangement signé en 1971 avec le Royaume-Uni, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. A ce titre, les cinq pays participent à un exercice annuel d’entraînement à dominante anti-aérienne. On le voit, le pays est capable de mener de front plusieurs engagement diplomatico-militaires avec des partenaires très divers. Il n’est pas certain que cette politique d’accommodement puisse continuer à fonctionner efficacement en raison de la polarisation introduite par l’AUKUS.
Les Philippines, satisfaites de la visibilité du réengagement stratégique américain
Dans un mouvement assez inattendu, le président philippin Rodrigo Duterte, connu pour sa politique louvoyante entre Pékin et Washington, a salué l’annonce de l’AUKUS comme une indispensable contribution à la sécurité régionale. Son secrétaire à la Défense, Delfin Lorenzana, bien que revendiquant une posture de neutralité pour son pays, pouvait difficilement occulter la réalité d’une reprise récente de la coopération de défense avec son traditionnel allié américain. Manille vient en effet de commémorer le soixante-dixième anniversaire du Traité de Défense mutuel signé avec Washington.
Après une période incertaine de mise entre parenthèses, depuis 2020, de l’Accord sur le statut des Forces en raison d’un mouvement d’humeur du président Duterte, les relations entre les Etats-Unis et les Philippines paraissent pleinement restaurées
Au demeurant, les relations maritimes entre la Chine et les Philippines connaissent une énième phase de tensions depuis l’entrée en vigueur le 1er septembre 2021 d’une nouvelle loi chinoise qui exige des bâtiments étrangers naviguant en mer de Chine méridionale de se faire « reconnaître » par les autorités chinoises
La mise au point américaine participe d’une volonté marquée de réassurance stratégique envers un allié indispensable et dont la position au cœur de la zone contentieuse de la mer de Chine du Sud en fait un maillon important des plans régionaux de défense américains en cas de crise. Elle fait écho aux discours tenus par le Secrétaire à la Défense américain Lloyd Austin lors de sa visite à Singapour, au Vietnam et aux Philippines en juillet et de la vice-présidente Kamala Harris à Singapour et au Vietnam en août 2021 sur les thèmes de la défense d’un ordre régi par le droit, le respect de la liberté de navigation et la condamnation des stratégies de coercition et de menaces hybrides chinoises. Toutefois, la stratégie déclaratoire américaine, son rappel de ce que le Traité de défense mutuel américano-philippin s’applique à la mer de Chine du Sud, n’est pas sans risque pour les Philippines face à une Chine qui multiplie à dessein les incidents.
Un Vietnam pragmatique
Suivant les Philippines, le Vietnam a plutôt accueilli positivement l’AUKUS – quoiqu’avec plus de nuance que Manille
Après une Déclaration de Conduite adoptée en 2002 qui n’a pas fonctionné faute de dispositions contraignantes, ces cinq Etats négocient depuis 2012 avec Pékin un nouveau code fondé sur des règles claires et ouvert à la coopération. Toutefois, la Chine a placé les discussions dans le cadre de ses revendications territoriales, soit 80 % de la mer de Chine du Sud sur lesquels elle estime avoir des droits souverains, ce en dépit de la sentence arbitrale de juillet 2016 déclarant ses revendications sans fondements légaux. Un premier draft a été élaboré en 2019, avec la soumission de ce que les protagonistes aimeraient voir figurer dans le document final. L’obstination de la Chine à rejeter toute immixtion d’acteurs « extérieurs » constitue un sérieux blocage. Ainsi, Pékin propose que les projets d’exploitation gazière ou pétrolière soient conduits par les Etats littoraux et exclure des compagnies extérieures à la région. De la même façon, la Chine aimerait pouvoir empêcher la tenue d’exercices militaires entre pays littoraux et puissances non riveraines de la mer de Chine méridionale. Peu enclin à entériner ces propositions, le Vietnam aimerait en outre que le texte porte mention de la notion de retenue de la part des parties sur les questions de constructions d’îles artificielles, de militarisation des atolls occupés, de harcèlement en mer contre les pêcheurs
Les difficultés à avancer dans la rédaction d’un texte satisfaisant reflète les difficultés d’une relation déséquilibrée dans laquelle les pays de l’ASEAN peinent à faire valoir leurs droits. Aussi, dans l’acquiescement du Vietnam face à l’AUKUS, on peut lire le pragmatisme d’un pays qui, soumis à d’intenses pressions chinoises, comprend le choix et les impératifs de sécurité nationale australiens. Les deux pays envisagent d’ailleurs d’élever leur coopération politico-militaire au rang de partenariat stratégique en 2023.
Conclusion
L’AUKUS a relancé des débats complexes sans apporter de solution très évidente au principal enjeu de sécurité immédiat en Indo-Pacifique, soit la montée en puissance de la Chine et sa stratégie de pression constante qui s’exerce non pas à horizons lointains mais aujourd’hui même.
En prenant le risque de susciter des différences d’analyses et de postures entre de nombreuses puissances, dont beaucoup d’alliés et de partenaires, l’AUKUS accroît la perspective de voir la RPC renforcer son emprise sur la région – ceci même si le positionnement chinois, particulièrement agressif, joue un rôle de repoussoir, comme en mer de Chine méridionale. Pour l’ASEAN, en filigrane de l’AUKUS, c’est bien la tension croissante entre la Chine et les Etats-Unis au sujet des équilibres maritimes régionaux qui inquiète, notamment en ce qui concerne les pays impliqués dans des litiges et tensions en mer avec des forces de sécurité chinoises qui n’hésitent plus à recourir à l’usage de la force et à des stratégies hybrides.
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