Cette note a été rédigée à la suite de la web conférence « Security in the Indo-Pacific under the Dual Challenge of China and Russia » qui s’est tenue le 13 janvier 2023
Introduction
Le 16 décembre 2022, le Japon a publié trois documents fondamentaux actualisant sa stratégie de sécurité et de défense : la National Security Strategy (NSS), la National Defense Strategy (NDS) et le National Defense Program (NDP) pour la période 2023-2027. Au cours de la conférence de presse qui a suivi l’approbation de ces documents par le Cabinet, le Premier ministre Kishida a présenté sa nouvelle politique de sécurité comme « a major shift from post war security policy »
Le Japon est loin d’être une puissance négligeable sur le plan militaire. Si l’on s’en tient aux chiffres, selon le Global Firepower Ranking, le Japon se situe au huitième rang mondial, devant la France, avec plus de 1 400 aéronefs, 36 destroyers dont 8 systèmes Aegis, 21 sous-marins et bientôt deux « porte-aéronefs » résultant de la mise à niveau des porte-hélicoptères Izumi et Kaga
Perception des menaces et motivations
La perception des menaces
En introduction, et à plusieurs reprises dans le corps du texte, la nouvelle NSS qualifie la situation à laquelle le Japon doit faire face comme « the most challenging regional security environment since World War II »
Le Japon dénonce tout particulièrement la volonté chinoise d’utiliser la force ou la coercition pour imposer un changement de statu quo au niveau régional, face aux îles Senkaku en mer de Chine orientale, avec une présence de bâtiments chinois quasi constante, ou en mer de Chine méridionale. Si la NSS n’utilise pas le terme de « menace » pour qualifier la Chine, elle utilise le terme de « key challenge ». La situation autour de Taïwan est perçue comme particulièrement préoccupante, avec l’accroissement des risques qui pèsent sur la paix et la stabilité dans le détroit
La NDS développe la liste des nouvelles capacités chinoises rendues possibles par une intégration plus étroite entre technologies civiles et militaires et auxquelles le Japon doit pouvoir répondre pour assurer sa défense. La Chine poursuit sa stratégie d’interdiction visant à dissuader ou à ralentir l’intervention de puissances étrangères dans sa zone d’action potentielle, notamment face au Japon et à Taïwan. Le Japon s’inquiète tout particulièrement du développement rapide des capacités chinoises dans le domaine des missiles, balistiques, missiles de croisière et missiles hypersoniques, qui réduisent l’efficacité des systèmes de défense antimissiles de l’archipel
Dans la nouvelle NDS, la République populaire démocratique de Corée (RPDC), en dépit de la multiplication massive des tirs de missiles et de la perspective d’un nouvel essai nucléaire, n’arrive qu’en deuxième position des défis auxquels le Japon fait face. La Corée du Nord est définie comme « an ever imminent threat to Japan’s national security »
Les deux documents publiés par le Japon au mois de décembre 2022 expriment ainsi une réelle prise de conscience de la gravité des menaces et des défis auxquels fait face l’archipel, et la guerre en Ukraine n’a fait que renforcer la prise de conscience de la nécessité pour le Japon d’un engagement plus grand dans les questions de défense.
Le coup de semonce de la guerre en Ukraine
L’invasion russe de l’Ukraine a, dans un premier temps, pu susciter chez certains stratégistes japonais la crainte de voir les Etats-Unis se focaliser exclusivement sur le théâtre européen, les détournant d’un théâtre Asie-Pacifique perçu comme particulièrement menaçant par Tokyo
La NDS note également que l’agression de l’Ukraine par la Russie démontre que le maintien de l’indépendance et de la souveraineté d’un pays repose d’abord sur ses propres efforts. Tokyo note que « Our ally also expects Japan to play a role commensurate with its national strength », qui impose à Tokyo de démontrer d’une manière plus claire sa volonté de contribuer à sa propre défense, notamment en termes budgétaires et capacitaires. En 2022, un rapport remis au ministère de la Défense indiquait déjà que, comme l’Ukraine, le Japon devait démontrer sa volonté de combattre
Renforcer l’alliance avec les Etats-Unis
Au-delà de la nécessité de répondre à des menaces perçues comme croissantes, notamment en provenance de la Chine, et de la prise de conscience de l’urgence pour le Japon de « penser la guerre », l’objectif de la NSS et de la NDS est aussi, et peut-être d’abord, de renforcer encore l’engagement des Etats-Unis aux côtés du Japon en Asie
La NDS note que pour les Etats-Unis, les dix années à venir seront décisives dans la compétition avec la Chine, c’est donc dans ce cadre que s’inscrivent les deux documents
Si les Forces d’autodéfense (FAD) ont pour objectif à l’horizon 2027 de se doter des capacités leur permettant de dissuader une invasion ou de prendre la première responsabilité dans la réponse à cette invasion, tout en contribuant à maintenir la paix et la stabilité dans la région, cet objectif ne s’entend que dans le cadre de l’alliance avec les Etats-Unis – sous la protection du parapluie de la dissuasion élargie, dont la dimension nucléaire est réaffirmée avec force
Au-delà du renforcement des liens avec l’allié américain, les documents stratégiques mentionnent également l’importance des partenariats avec d’autres puissances qui partagent les mêmes valeurs et les mêmes intérêts stratégiques. La France, seule puissance européenne du Pacifique, est mentionnée, mais c’est avec l’Australie puis le Royaume-Uni, deux membres de l’AUKUS, que le Japon considère très positivement, que les premiers accords RAA (reciprocical access agreement) ont été signés, respectivement en janvier 2022 et janvier 2023
Tokyo se rapproche également de l’OTAN. Au mois de juin 2022, Fumio Kishida a été le premier Premier ministre japonais à participer à un sommet de l’alliance. Au mois de janvier 2023, à l’occasion de sa visite à Tokyo (après Séoul), le Secrétaire général de l’OTAN Jens Stoltenberg et le Premier ministre japonais ont annoncé leur volonté de construire un partenariat « adapté » (individually tailored partnership program) pour renforcer le cadre de la coopération entre le Japon et l’OTAN
Des avancées significatives
Affirmant son ambition de se doter à l’horizon 2027 de capacités permettant au Japon de répondre à une invasion en première ligne et de la vaincre avec le soutien de son allié puis, à l’horizon 2030, d’être capable de repousser une invasion plus tôt et plus au large, la NDS établit une liste de sept domaines prioritaires qui sont : l’acquisition d’une capacité de défense stand off, le renforcement des capacités de défense antiaérienne et antimissile, le développement d’une force de drones, le renforcement des capacités cross domain, le domaine cyber, les capacités de command and control, information, déploiement et mobilité et enfin « la durabilité et la résilience »
Au mois de décembre 2022, le Cabinet du Premier ministre a approuvé la décision de porter le budget de la défense à 2 % du PIB sur une période de cinq ans en 2027, répondant à une attente régulièrement exprimée par l’allié américain et correspondant aux objectifs OTAN. Si cet objectif est atteint, le budget correspondant aux cinq années de la loi de programmation 2023-2027 pourrait atteindre 315 milliards de dollars
Une large part du nouveau budget doit être consacrée à l’acquisition d’une capacité de frappe à longue distance (stand off longer strike capacity). Le Japon met en avant le caractère toujours exclusivement défensif de sa politique de défense, mais, dans un objectif de dissuasion, et pour répondre au développement des capacités de ses adversaires dans le domaine des missiles balistiques, de croisière ou hypersoniques, le Japon veut se doter des moyens de frapper le territoire ennemi depuis son propre territoire « in case missiles have been used »
L’acquisition de ces nouvelles capacités s’inscrit aussi dans la volonté de combiner les capacités de frappe du territoire ennemi, pour interdire une nouvelle frappe, et de défense antimissile, pour répondre au premier tir. Ces développements passent aussi par une coopération plus étroite et un partage de l’information avec l’allié américain. A l’occasion d’une rencontre ministérielle qui s’est tenue au mois de septembre 2022, le Japon et les Etats-Unis ont ainsi décidé d’analyser conjointement les informations fournies par un drone américain MQ9 Repear
Des interrogations persistantes
Toutefois, en dépit de ces évolutions très significatives, des interrogations subsistent quant aux moyens et aux capacités de mises en œuvre au-delà de l’effet d’annonce. Si la décision d’augmenter le budget de la défense à 2 % du PIB à l’horizon 2027 est très significative, la question du financement, et du pourtour de ce budget élargi, n’est pas réglée. Dans l’opinion publique, la perception très négative de la Chine et la conscience des risques qui pèsent sur l’archipel ont facilité une acceptation de la nécessité de cette augmentation budgétaire. Alors que la population reste pourtant très marquée par le pacifisme isolationniste d’après-guerre, selon un sondage publié par le Yomiuri Shimbun au mois de décembre 2022, 51 % des Japonais approuvaient cette augmentation du budget de la défense. En revanche, selon le même sondage, seulement 27 % des personnes interrogées acceptaient une augmentation des impôts permettant de financer ce budget
Par ailleurs, pour atteindre ce chiffre symbolique des 2 % du PIB en 2027, les dépenses militaires ont été gonflées d’éléments qui, selon une analyse du SIPRI, ne font pas partie traditionnellement de ce que l’institut définit comme « dépense militaire ». Les chiffres annoncés du nouveau budget de la défense du Japon incluent toutes les dépenses pouvant être rattachées au concept de « comprehensive defense architecture » énoncé par la NSS, et si l’on s’en tient aux calculs du SIPRI, le budget de la défense du Japon en 2027 serait plus proche des 1,5 % que des 2 % du PIB annoncés
Le budget de la défense devrait donc agréger une partie au moins du budget des garde-côtes, qui dépendent du ministère du Territoire, des Infrastructures, du Transport et du Tourisme, au risque de susciter des oppositions, les garde-côtes n’étant pas censés accomplir des missions « militaires ». Toutefois, des efforts de rapprochement opérationnel et de partage d’information ont d’ores et déjà eu lieu
Le concept de comprehensive defense architecture intègre le flou croissant des limites entre le militaire et le civil à tous les niveaux. La NSS précise que, en raison du champ très large des menaces, le Japon mobilisera pour sa défense tous les moyens de ses capacités militaires mais également de sa puissance globale, dont la recherche et développement, et les infrastructures publiques. Les moyens attribués à ces deux éléments pourront être intégrés au budget de la défense
Une autre série d’interrogations concerne la capacité de frappe à longue distance en territoire ennemi et l’acquisition de missiles à plus longue portée qui pourraient être qualifiés d’armes offensives. La NSS précise que ces capacités de riposte sont constitutionnelles et respectent le droit international. Elles ne remettent pas en cause le principe de politique exclusivement défensive du Japon. La NSS ajoute que « needless to say, preemptive strike, namely striking first at a stage when no armed attack has occured, remains unpermissible »
Par ailleurs, la mise en œuvre de ces capacités implique une intégration opérationnelle plus étroite avec les Etats-Unis, ces derniers étant les seuls à pouvoir fournir à Tokyo les informations nécessaires au ciblage et aux frappes. La NSS indique que les capacités de renseignement du Japon, et notamment de l’imagerie fondée sur les satellites d’observation, ainsi que la coordination de leur exploitation doivent être renforcées. Le document mentionne notamment une coopération accrue entre le Cabinet satellite intelligence center, qui dépend du Cabinet du Premier ministre, et les Forces d’autodéfense
Toutes les interrogations concernant le degré d’engagement du Japon en cas de conflit n’ont d’ailleurs pas disparu. Certains s’inquiètent par exemple des pressions américaines sur la Chine au sujet de Taïwan, dont ils pensent qu’elles portent le risque d’entraîner le Japon malgré lui dans un conflit dont il serait une cible du fait de son alliance avec les Etats-Unis
Enfin, la dernière série d’interrogations porte sur l’ambiguïté de la posture du Japon face à la Chine, en dépit du fait que l’objectif de la NSS est bien de répondre à la montée en puissance agressive du « défi chinois ». Dans un « en même temps » complexe, le Japon affirme avec force une posture totalement consensuelle avec les Etats-Unis sur les questions de sécurité, notamment face à la Chine, mais demeure beaucoup moins engagé sur les questions économiques
Cette ambiguïté se reflète au niveau politique. Au mois de juillet 2022, lors d’une allocution prononcée devant le CSIS, le ministre des Affaires étrangères Yoshimasa Hayashi déclarait que le Japon voulait établir avec la Chine une relation « constructive et stable ». A l’occasion de sa première rencontre bilatérale avec Xi Jinping, lors du sommet de l’APEC le 17 novembre 2022, le Premier ministre Kishida disait aussi qu’il fallait éviter les tensions grâce au dialogue. Et l’ancien Premier ministre Abe lui-même, considéré comme un faucon, avait amorcé – pour des raisons économiques – un rapprochement avec la Chine et se préparait à recevoir le président chinois Xi Jinping en 2020 s’il n’y avait eu la crise de la Covid
Conclusion
Indéniablement, avec la publication des nouveaux documents de sécurité nationale, la décision de porter le budget de la défense à 2 % du PIB et l’acquisition de capacités de frappe à distance, le Japon a franchi un pas qui le rapproche un peu plus du statut de « puissance normale », capable d’assumer sa propre défense. On s’éloigne de la doctrine Yoshida d’après-guerre, qui avait accepté de placer le Japon sous la protection des Etats-Unis, lui faisant perdre quasiment toute autonomie en matière de politique étrangère et de sécurité pour se consacrer pleinement au relèvement économique du pays après la défaite.
Mais si le Japon se dote de moyens nouveaux, c’est aussi pour répondre aux attentes fortes de l’allié américain et la NSS insiste sur la nécessité de renforcer encore les liens avec Washington, qui demeure le seul véritable garant de la sécurité de l’archipel, de la paix et de la stabilité dans la région. Cette priorité, compréhensible, accordée à l’alliance avec les Etats-Unis, fait écho au soutien accordé par le Japon aux partenariats avec les pays qui sont eux-mêmes très proches des Etats-Unis, ainsi qu’aux formats tels que l’AUKUS et le Quad et à l’intérêt manifesté pour l’OTAN.
Dans le même temps, toutes les interrogations ne sont pas levées en ce qui concerne tant les moyens budgétaires, qui ne font pas consensus, que l’équilibre à trouver entre le protecteur américain et le partenaire économique chinois. Enfin, les contraintes constitutionnelles, institutionnelles et politiques, qui sont loin d’avoir disparu, imposent au Japon, en dépit des ambitions proclamées, de progresser avec modération sur la voie de la puissance militaire.
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