La réaction chinoise au déploiement du THAAD, illustration du dilemme sud-coréen

Le déploiement en cours du système de défense anti-missile américain THAAD dans la péninsule, et, en réaction, les sanctions officieuses imposées par la Chine sur l’économie sud-coréenne, ont provoqué une forte détérioration des relations entre Pékin et Séoul. Ce déploiement est une illustration du dilemme auquel la Corée du Sud est confrontée dans un contexte de compétition régionale sino-américaine : garantir la sécurité de son territoire et de sa population à travers l’alliance avec les États-Unis tout en maintenant de bonnes relations avec son premier partenaire commercial et acteur clé dans le dossier nord-coréen, la Chine.

« Le déploiement du THAAD est une rose que la Corée du Sud veut cueillir, mais comme toutes les roses, elle a des épines » CHOE Sang-hun, “South Korea Tells China Not to Meddle in Decision Over Missile System”, The New York Times, March 17, 2015. . Cette remarque du chercheur sud-coréen Lee Byong-chul résumait parfaitement, dès 2015, le dilemme auquel la Corée du Sud est confrontée : face à une menace nord-coréenne sans précédent, il lui faut rassurer et garantir la sécurité de sa population, sécurité qui repose principalement sur l’alliance avec les États-Unis, tout en maintenant de bonnes relations avec la Chine, son premier partenaire économique et acteur incontournable pour toute résolution du problème nucléaire et balistique nord-coréen.

Les relations sino-sud-coréennes se sont profondément détériorées depuis la décision, prise par Séoul en juillet 2016, de déployer le système de défense anti-missile américain THAAD, à tel point que des enquêtes d’opinion soulignent désormais que le Japon a une image plus positive dans le pays que la Chine, une première selon l’Institut Asan KIM Jiyoon, LEE John, KANG Chungku, "Changing Tides: THAAD and Shifting Korean Public Opinion toward the United States and China”, Asan Institute for Policy Studies, March 20, 2017. . Pékin multiplie en effet les critiques, officielles, et les sanctions économiques, officieuses, envers son voisin. Cette détérioration pourrait s’accentuer du fait de l’accélération du déploiement du THAAD par les États-Unis, les premières batteries de missiles intercepteurs étant arrivées début mars 2017 sur la base de l’US Air Force d’Osan, et ce alors que la tenue de l’élection présidentielle anticipée en Corée du Sud, le 9 mai prochain, incite la Chine à tenter d’influencer le prochain gouvernement.

Après un bref cadrage historique afin de rappeler l’évolution des relations sino-sud-coréennes depuis la guerre de Corée, cette note vise à analyser les enjeux liés au déploiement du système de défense anti-missile THAAD en Corée du Sud, les raisons de l’opposition de la Chine à celui-ci, et la stratégie chinoise de sanctions cherchant à influencer les gouvernements sud-coréens, actuel et futur. Un de nos arguments est que ce déploiement dépasse la seule relation bilatérale, et touche plus largement à la relation sino-américaine, soulignant ainsi le dilemme sud-coréen. Pékin considère ce déploiement non seulement comme un alignement de Séoul sur Washington, mais aussi comme une volonté américaine de maintenir sa primauté dans la région, au détriment de la Chine. Le « conseil » du professeur Zhu Feng adressé dès 2014 à la Corée du Sud « de ne pas se mêler de la rivalité stratégique entre la Chine et les États-Unis » Auparavant professeur à l’Université de Pékin, Zhu Feng est un des universitaires les plus médiatiques. Il est désormais directeur exécutif de l’Institut des relations internationales de l'Université de Nankin et doyen du South China Sea Research Collaborative Innovation Center de cette université. KIM Sarah, “Northeast Asia’s security challenges only deepen”, JoongAng Ilbo, October 24, 2014. prenait ainsi tout son sens.

Une évolution cyclique des relations sino-sud-coréennes

Les relations sino-sud-coréennes ont profondément évolué depuis la guerre de Corée. L’établissement de relations diplomatiques formelles, il y a vingt-cinq ans, n’a fait qu’accentuer leur interdépendance économique. Conséquence directe, la Corée du Sud est aujourd’hui dans une situation de double dépendance, sécuritaire vis-à-vis des États-Unis, et économique vis-à-vis de la Chine.

La guerre de Corée (1950-1953), ou de son appellation chinoise officielle « Résistance aux États-Unis, aide à la Corée, et protection du pays et défense de la nation », reste à ce jour l’unique conflit armé sino-américain, un conflit qui a « profondément marqué la mémoire nationale chinoise » Entretien avec DA Wei, directeur des études américaines du China Institute for Contemporary International Relations (CICIR), Pékin, printemps 2013. . Au-delà des pertes humaines colossales, du coût financier qui ralentit la reconstruction d’un pays dévasté par des décennies de guerres, et du « prix ultime » qu’est l’intervention des États-Unis dans la guerre civile chinoise dès 1951 CHA Victor, The Impossible State: North Korea, Past and Future, HarperCollins, New York, 2012. , la guerre de Corée a eu pour conséquence de cristalliser les relations entre Pékin et Pyongyang, et entre Pékin et Séoul. La Chine considère dès lors « le Nord comme un allié, et le Sud comme un ennemi » Entretien avec YANG Xiyu, ancien responsable des affaires coréennes au ministère des Affaires étrangères et désormais chercheur au China Institutes for International Studies (CIIS), Pékin, printemps 2013. .

La politique chinoise vis-à-vis de la Corée du Sud va cependant évoluer de façon pragmatique suite à l’accession de la RPC à l’ONU en 1971, et surtout du fait des réformes économiques initiées par Deng Xiaoping en 1978. La priorité des deux côtés de la mer Jaune est alors le développement des relations économiques. Le commerce bilatéral explose, passant de 120 millions de dollars en 1983 à 1,68 milliard en 1987, et dépasse le commerce entre Pékin et Pyongyang dès 1985. En 1991, le commerce sino-sud-coréen est déjà près de vingt fois plus important que le commerce sino-nord-coréen Ces chiffres sont ceux de la banque centrale de Corée du Sud et du ministère de l’Unification sud-coréen. LEE Chae-Jin, China and Korea, dynamic relations, Hoover press publication, 1996. .

En parallèle, le président sud-coréen Roh Tae-woo met en œuvre la Nordpolitik, visant à normaliser les relations avec ses deux anciens ennemis soviétique et chinois. Au-delà du rapprochement économique, les deux pays mettent en œuvre une active diplomatie du sport. La Chine participe aux Jeux Asiatiques de Séoul en 1986, puis aux Jeux Olympiques de Séoul en 1988, tandis que la Corée du Sud participe aux Jeux Asiatiques de Pékin, en 1990 CHA Victor, Beyond the Final Score: The Politics of Sport in Asia, Columbia University Press, 2011. . L’établissement de relations diplomatiques entre Séoul et Moscou, le 30 septembre 1990, et l’adhésion simultanée à l’ONU de la Corée du Nord et de la Corée du Sud, en 1991, finissent de convaincre la Chine d’établir des relations diplomatiques avec la Corée du Sud, le 24 août 1992. En revanche, ni les États-Unis, ni le Japon ne normalisent leur relation avec la Corée du Nord.

A partir de cette normalisation, la relation politique bilatérale s’approfondit. Alors que la Corée du Nord connaît une crise protéiforme – économique, stratégique, politique et humanitaire – et que Kim Jong-il ne se rendra pas à Pékin avant 2000, les visites de haut niveau entre Pékin et Séoul se multiplient. De plus, à partir de la fin des années 1990, la diplomatie des présidents progressistes Kim Dae-jung et Roh Moo-hyun consiste à ne pas s’aligner sur les États-Unis tout en engageant la Corée du Nord sur le plan politique et économique, une aubaine pour la Chine. La Corée du Sud, et notamment ses milieux d’affaires, sont pris « d’une fièvre chinoise » SHAMBAUGH David, “China and the Korean Peninsula: Playing for the Long Term”, The Washington Quarterly, Vol. 26, No. 2, pp. 43–56. David Shambaugh est professeur de sciences politiques à l'Université Georges Washington et ancien rédacteur en chef de la revue China Quaterly.. En 2004, la Chine devient le premier partenaire commercial de la Corée du Sud. Entre 2002 et 2009, la part de la Chine dans le commerce extérieur sud-coréen double, à près de 25 % pour les exportations sud-coréennes. A l’inverse, la part des États-Unis chute de 19 % à 10 % Site internet de la Korea Trade Association (KOTRA). .

Le retour au pouvoir des conservateurs en Corée du Sud en 2008 est marqué par la volonté affichée par le président Lee Myung-bak de renforcer l’alliance avec les États-Unis et de durcir sa politique à l’égard de la Corée du Nord, alors qu’en parallèle, la Corée du Nord fait face à une instabilité politique accrue dans le cadre d’un processus de succession dynastique. Face à ce qu’elle considère comme un déséquilibre dans la péninsule, la Chine soutient explicitement Pyongyang afin d’éviter l’effondrement du régime, au risque de s’aliéner Séoul. Alors qu’un partenariat de coopération stratégique est signé en 2008 entre la Chine et la Corée du Sud, la Chine protège diplomatiquement la Corée du Nord tout au long de l’année 2010. Une première fois suite au torpillage de la corvette Cheonan, qui cause la mort de 46 soldats sud-coréens, puis une nouvelle fois suite au bombardement de l’île de Daeyeonpyeong par l’artillerie nord-coréenne, causant la mort de deux civils. Pékin refuse de critiquer ouvertement son allié, ne reconnaît pas sa responsabilité, et bloque tout projet de résolution au Conseil de sécurité. Comme le rappelle un chercheur sud-coréen, « 2010 a été une piqûre de rappel pour les Sud-Coréens que la Chine peut avoir un impact négatif sur la réunification » Entretien avec KIM Yong-ho, directeur du Centre d’études sur les Etats-Unis et la Chine à l’Institut de recherche pour la sécurité nationale, Séoul, automne 2012. . L’image de la Chine en Corée du Sud est alors au plus bas, et « la colère » des Sud-Coréens envers la Chine atteint un niveau « inédit » HARDEN Blaine, “South Korea says probe points to North in sinking of ship; Pyongyang denies involvement”, Washington Post, May 20, 2010. .

La stabilisation de la Corée du Nord du fait de la réussite de la succession politique de Kim Jong-il à Kim Jong-un, à partir de fin 2011, mais aussi le repositionnement diplomatique de la Corée du Sud, cherchant à « corriger le tir » Entretien avec CHUNG In-Moon, professeur de sciences politiques à l'université Yonsei de Séoul, et ancien ambassadeur pour les questions de sécurité internationale du Président Roh Moo-hyun. Séoul, automne 2013. afin de ne plus apparaître comme pro-américaine, et désormais très critique du Japon, rééquilibre de facto la péninsule. Il s’agit d’une nouvelle occasion favorable pour la Chine d’adapter sa politique coréenne. Alors que les visites de haut niveau avec la Corée du Nord se raréfient, Pékin met en scène son rapprochement avec la Corée du Sud au cours des deux sommets présidentiels en juin 2013 à Pékin et en juillet 2014 à Séoul BONDAZ Antoine, "China-South Korea relations: the best they have ever been”, China Analysis, European Council on Foreign Relations, March 2015. . Les journaux chinois évoquent alors une « attraction mutuelle qu’il est impossible d’arrêter » Editorial, « Les relations entre la Chine et la Corée du Sud sont stratégiques mais aussi sentimentales » (中韩关系是战略的,也是婆婆妈妈的, ZhōngHán guānxì shì zhànlüè de, yěshì pópomāmā de), Global Times, 28 juin 2013. . Les experts chinois semblent également revoir leurs analyses. Comme le confiait Men Honghua de l’Ecole centrale du Parti communiste chinois, « alors que nous traitions la Corée du Sud comme un simple membre du réseau militaire américain, désormais nous espérons pouvoir avoir une relation plus proche » Entretien avec MEN Honghua, vice-directeur du Centre d’études stratégiques internationales de l’École centrale du Parti communiste chinois. Pékin, printemps 2013.. La volonté de la Corée du Sud de s’afficher comme un partenaire de premier plan, la présence de la Présidente Park Geun-hye au défilé militaire chinois de septembre 2015 pour le 70ème anniversaire de la fin de la guerre sino-japonaise, ou encore la participation de Séoul à la création par Pékin de la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures, participent à ce rapprochement. Ces décisions sont cependant fortement critiquées par l’allié américain et le partenaire japonais, avec qui les relations sont alors au plus bas.

Ce rapprochement voulu par les deux pays connaît cependant un arrêt brutal suite à l’annonce par la Corée du Sud, en juillet 2016, du déploiement du système de défense anti-missile américain THAAD. Si la décision du la Présidente Park est officiellement liée non pas à la Chine mais à la Corée du Nord, plus précisément à l’accélération du programme nucléaire et balistique nord-coréen, elle marque le début d’une nouvelle dégradation des relations sino-sud-coréennes et rappelle que la relation bilatérale ne peut être dissociée des relations intercoréennes et américano-sud-coréennes.

D’une défense anti-missile nationale à une défense anti-missile américaine

La Corée du Nord détient une capacité balistique depuis les années 1970 suite à l’acquisition de Scuds soviétiques achetés à l’Égypte. Cependant, le bloc communiste implose au début des années 1990 et le pays perd un soutien de poids, celui de l’Union soviétique. Le développement de capacités asymétriques, nucléaire et balistique, afin de faire face à l’alliance américano-sud-coréenne qui perdure, devient alors une priorité nationale. Face à une menace balistique nord-coréenne croissante, la question du déploiement d’un système anti-missile en Corée du Sud se pose donc dès le début des années 1990. Les progrès récents du programme nucléaire et balistique nord-coréen, du fait de la multiplication des essais depuis l’arrivée au pouvoir de Kim Jong-un, ont logiquement conduit la Corée du Sud à accélérer le déploiement d’un tel système de défense. Cependant, le déploiement du THAAD marque un tournant en ce qu’il s’agit d’un système de défense anti-missile américain, contrôlé par les États-Unis et non par la Corée du Sud.

C’est dès 1993 que le sous-secrétaire américain à la Défense, John Deutch, propose à la Corée du Sud de participer à un système régional de défense anti-missile (theatre missile defense) afin notamment de protéger les dizaines de milliers de soldats américains dans la péninsule. Cependant, dans un contexte régional marqué par la première crise nucléaire de 1994 A l’été 1994, l’administration Clinton étudie la possibilité d’effectuer des frappes militaires sur le réacteur nucléaire de Yongbyon afin de mettre un terme au programme nucléaire nord-coréen. L’option est cependant écartée face au risque quasi-certain que celles-ci provoqueraient une nouvelle guerre dans la péninsule. La solution diplomatique est préférée, l’ancien Président Carter jouant un rôle crucial de médiateur. En échange d’une aide humanitaire et énergétique, la Corée du Nord s’engage à geler son programme nucléaire. SIGAL Leon, "The North Korea nuclear crisis : understanding the failure of the « Crime-and-Punishment » strategy”, Armscontrol, May 1, 1997. , le gouvernement sud-coréen rejette la proposition américaine, de peur de « donner des prétextes » à la Corée du Nord pour développer son programme nucléaire et balistique OLSEN Edward, "US-Korean Relations: The Evolving Missile Context”, The Journal of East Asian Affairs, 2001, pp. 270-296. . Lors de sa présidence (1998-2003), Kim Dae-jung refuse également tout déploiement d’un système anti-missile américain, le considérant comme inadapté aux besoins de son pays. Cette ligne sera suivie par ses deux successeurs, dont le conservateur Lee Myung-bak (2008-2013), pourtant présenté comme pro-américain et signataire de la Joint Vision pour l’alliance en 2009, appelant notamment au maintien de l’alliance en cas de réunification de la péninsule.

Tous insistent en revanche sur la nécessité de développer un système national, le Korea Anti-Missile Defense system (KAMD), non intégré au système de défense anti-missile américain bien que reposant sur la technologie américaine “A Review of South Korean Missile Defense Programs”, The Marshall Institute, Policy Outlook, March 2014. . Le KAMD est officialisé en 2006 suite au premier essai nucléaire nord-coréen. Depuis, les acquisitions de matériels se sont multipliées. En mai 2007, la marine sud-coréenne reçoit son premier destroyer Sejong-Daewang KDX-III, équipé de missiles Aegis, avant d’en recevoir deux autres en 2008 et 2011. Trois autres devraient entrer en service entre 2020 et 2027, équipés de SM-3. En 2008, 48 PAC-2 ont été achetés à l’Allemagne, puis deux radars Green Pine sont acquis auprès d’Israël en 2012. A chaque fois, la technologie est américaine mais le matériel appartient à l’armée sud-coréenne, et le contrôle opérationnel est sud-coréen.

Suite au torpillage de la corvette Cheonan et au pilonnage de l'île de Yeonpyeong par la Corée du Nord en 2010, la Corée du Sud adopte également une nouvelle stratégie de dissuasion active dans son Plan de base pour la réforme de la défense (2014-2030). Le plan préconise le développement d’un système de frappes préemptives, le Kill Chain, reliant entre eux les systèmes de détection (radars, satellite, avions de surveillance) et les systèmes d’armes (artillerie, destroyers Aegis et avions de chasse) sud-coréens afin de détruire les infrastructures de lancement nord-coréennes, de préférence avant même le lancement de ces missiles JEE David Eunpyoung et RYU Leo Hyungwoo, « Quelle défense anti missiles pour la Corée du Sud? », Korea Analysis, No. 6, mai 2015. .

Concernant le THAAD, malgré les demandes américaines, les différents gouvernements sud-coréens s’y opposent initialement. En 2007, les parlementaires de la majorité progressiste refusent tout déploiement qui « provoquerait » le voisin chinois “Chapter 3, The Korean Peninsula - Balancing Relations with the United States and China”, in East Asian Strategic Review 2006, National Institute for Defense Studies, 2006, p. 80. . Le pays cherche alors à limiter toute ambiguïté en évoquant officiellement, et régulièrement, « trois non » : « pas de demande de la part des États-Unis, pas de négociation avec les Etats-Unis et pas de décision du gouvernement coréen » KLINGNER Bruce, “Why South Korea Needs THAAD Missile Defense”, Institute for Security & Development Policy, Policy Brief No. 175, April 21, 2015. . La décision de la Présidente Park Geun-hye de lancer officiellement des négociations avec son allié américain début 2016 marque donc un tournant.

Suite au cinquième essai nucléaire nord-coréen de janvier 2016, le gouvernement sud-coréen dispose de peu de leviers afin de rassurer l’opinion publique sud-coréenne et de faire pression sur son voisin. Les relations intercoréennes se sont profondément détériorées malgré la présence inattendue de trois officiels nord-coréens à la cérémonie de clôture des Jeux asiatiques à Incheon à l’automne 2014, alors même que les tensions avaient atteint un pic au printemps 2013 suite au troisième essai nucléaire nord-coréen et à la fermeture, temporaire alors, du complexe industriel intercoréen de Kaesong BONDAZ Antoine, « Corée du Nord : les quatre impasses » in RACINE Jean Luc (ed.), Annuaire Asie 2015 : Une Asie sous tension, La Documentation française, juin 2014. . Or, la poursuite des provocations nord-coréennes, incluant un essai balistique en février 2016, conduisent au lancement de négociations avec les États-Unis, qui pouvaient initialement apparaître comme un moyen de faire pression sur la Corée du Nord et sur la Chine, mais qui aboutissent sur une décision ferme de déploiement en juillet 2016. L’objectif officiel de la Corée du Sud est d’accroître la sécurité du pays en complétant son système de défense anti-missile national par un système de défense anti-missile américain censé protéger les bases américaines dans la péninsule et une partie du territoire sud-coréen.

Un déploiement perçu comme allant à l’encontre des intérêts nationaux chinois

L’opposition chinoise à tout déploiement du THAAD n’est pas nouvelle. Les raisons de l’opposition chinoise sont diverses et ont trait non seulement à la relation sino-sud-coréenne mais aussi, plus largement, à la relation sino-américaine. On peut identifier trois arguments principaux dans les analyses et déclarations officielles chinoises. Premièrement, le déploiement du THAAD aurait pour conséquence de déstabiliser la péninsule coréenne, en poussant la Corée du Nord à accélérer encore son programme nucléaire et balistique. Selon un commentateur chinois, un tel déploiement revient pour la Corée du Sud à « se suicider dans une mer de feu », un terme faisant explicitement référence à la rhétorique nord-coréenne WANG Dehua (王德华), « Le THAAD est un moyen américain de créer des divisions entre la Corée du Sud et la Chine » (“萨德”是美钉在中韩间的楔子, “Sàdé” shì Měi dīng zài ZhōngHán jiān de xiēzi), Global Times, 26 mars 2015). . Or, la Chine considère que la priorité doit être de réduire les tensions par des initiatives diplomatiques et la reprise du dialogue intercoréen.

Deuxièmement, le THAAD étant un système de défense américain contrôlé par les États-Unis et déjà déployé à Guam et au Japon, il renforcerait l’alliance américano-sud-coréenne, accentuerait la présence militaire américaine dans la péninsule, et accroîtrait le risque d’une trilatéralisation de facto des alliances bilatérales américaines avec Séoul et avec Tokyo. Cette crainte de la constitution d’une « version asiatique de l’OTAN » (亚洲版北约, Yàzhōu bǎn běiyuē) LI Dunqiu (李敦球), « Les États-Unis et la Corée du Sud mentent au monde à propos du THAAD » (美韩或在萨德问题上欺骗了世界, MěiHán huò zài Sàdé wèntí shàng qīpiànle shìjiè), Global Times, 17 avril 2015. , qui aurait pour cible non pas tant la Corée du Nord que la Chine, est récurrente dans les écrits chinois. Or, selon Chun Yungwoo, ancien conseiller à la sécurité nationale du Président Lee Myung-bak, la Chine cherche depuis plusieurs années à limiter toute coopération trilatérale, en « ne manquant pas une occasion d’envenimer les relations entre le Japon et la Corée du Sud, et de les rendre aussi amères que possible », et cherche à l’inverse à « attirer la Corée du Sud et de l’éloigner autant que possible du Japon et des États-Unis » PERLEZ Jane, “Chinese President’s Visit to South Korea Is Seen as Way to Weaken U.S. Alliances”, The New York Times, July 2, 2014. .

Troisièmement, les experts chinois s’inquiètent non pas de la capacité d’interception mais de la capacité de détection du THAAD, rendue possible par le déploiement d’un radar AN/TP-Y2. Si l’impact ne se situe pas nécessairement à court terme mais à moyen terme, Pékin considère que le THAAD remet en cause la capacité de seconde frappe chinoise et donc sa dissuasion nucléaire. Selon eux, ce radar permettrait d’accroître les capacités américaines de renseignement et d’alerte précoce en cas d’un conflit nucléaire sino-américain, et donc, de facto, les capacités d’interception de tout missile balistique intercontinental chinois lancé vers le territoire américain « L’expert militaire de l’université Tsinghua Li Bin : il existe une réponse normale au THAAD » (清华军控专家李彬:解决萨德问题有一个标准答案), Phoenix TV, 4 mars 2017. . Les chercheurs chinois considèrent de plus que les arguments sud-coréens évoquant un système anti-missile uniquement destiné à protéger les bases américaines dans la péninsule coréenne sont « faux », et qu’une fois déployées, ces nouvelles capacités de détection américaines feront partie intégrante du système de défense régional américain LAO Mu (劳木), « Il faut empêcher la Corée du Sud d’introduire le système anti-missile américain qui blessera la Chine » (应阻止韩国引进美国反导系统危害中国, Yīng zǔzhǐ Hánguó yǐnjìn Měiguó fǎn dǎo xìtǒng wéihài Zhōngguó), 9 octobre 2014..

Sanctionner pour influencer, l’accentuation des pressions chinoises

Depuis l’annonce du déploiement du THAAD, la Chine ne se contente plus d’une opposition verbale et a mis en œuvre une série de sanctions afin de pousser le gouvernement sud-coréen à revenir sur sa décision. Ces sanctions sont diverses et visent, entre autres, les importations chinoises de produits cosmétiques sud-coréens, le réseau de distribution du conglomérat Lotte en Chine – Lotte étant l’entreprise sud-coréenne ayant vendu à l’État sud-coréen le terrain sur lequel sera déployé le THAAD –, ou encore le tourisme chinois en Corée du Sud CHANG Gordon, "China Trying To Crush South Korea's Economy”, Forbes, March 7, 2017. . Si la Chine ne sanctionne pas son voisin sud-coréen pour la première fois, ces sanctions semblent cependant marquer un tournant.

Premièrement, ces sanctions économiques ne visent non pas une décision économique mais une décision politique du gouvernement sud-coréen. Au début des années 2000, la Chine avait massivement sanctionné la Corée du Sud afin de s’assurer que le pays ne rétablisse pas de droits de douane sur ses importations d’ail et de kimchi chinois Pour un aperçu des différends commerciaux entre la Chine et la Corée du Sud dans les années 2000: SNYDER Scott et BYUN See-Won, "China-ROK Trade Disputes and Implications for Managing Security Relations", Korea Economic Institute, Vol. 5, No. 8, September 2010.. Ces sanctions apparaissaient alors déjà comme disproportionnées et cherchaient à « faire pression sur la Corée du Sud et à montrer qui était le chef » Entretien avec SHIN Jung-seung, directeur du Département d’études chinoises à la Korea National Diplomatic Academy (KNDA), Séoul, printemps 2014. comme le souligne l’ancien ministre conseiller à l’ambassade sud-coréenne en Chine à cette époque. Cependant, elles répondaient à un désaccord commercial et non politique.

Deuxièmement, les appels aux sanctions dans la presse chinoise de la part de la communauté académique mais aussi des experts militaires sont sans précédent par leur intensité. Dans une tribune publiée en mars 2017, le très médiatique amiral Luo Yuan, ancien membre de l’Académie des sciences militaires, recommandait à son pays de prendre dix sanctions à l’égard de Séoul. Parmi celles-ci, les deux premières, et non des moindres, étaient de réaliser des frappes militaires sur le système de défense anti-missile américain, ou de brouiller le radar AN/TPY-2. Le militaire à la retraite conseillait également d’accroître le déploiement de missiles chinois, de renforcer la coopération militaire avec la Russie, et de ne plus « respecter » les intérêts sécuritaires des États-Unis, du Japon et de la Corée du Sud LUO Yuan (罗援), « Dix mesures pour s’opposer au THAAD » (反制“萨德”十策), Global Times, 3 mars 2017..

Troisièmement, ces sanctions sont très différentes de celles qui avaient été imposées au Japon en septembre 2010, et pourraient indiquer une évolution dans la stratégie chinoise de sanctions. Suite à l’arrestation de l’équipage d’un navire de pêche chinois par des garde-côtes japonais dans les eaux territoriales japonaises au niveau des îles Senkaku/Diaoyu, puis au jugement de son capitaine, la Chine avait mis en œuvre une série de représailles diplomatiques et économiques, notamment un embargo sur les exportations de terres rares à destination du Japon. Ces sanctions économiques portant sur des ressources vitales pour l’économie japonaise avaient poussé le Japon, mais aussi les pays occidentaux, à repenser leur stratégie d’approvisionnement en terres rares BONDAZ Antoine, « Les terres rares en Chine : une politique de plus en plus contestée », Asia Centre, mars 2012.. Les sanctions économiques visant actuellement la Corée du Sud semblent mieux ajustées tout en ayant un impact politique équivalent. Celles-ci sont à la fois plus nombreuses, plus diversifiées, et de moindre intensité. L’intention chinoise semble être de sanctionner afin de pousser le gouvernement actuel mais surtout le prochain gouvernement à revenir sur sa décision, sans pour autant atteindre un point de rupture qui pourrait conduire la classe politique sud-coréenne à adopter une position commune contre la Chine.

Quatrièmement, et seconde différence avec le cas japonais, la Chine sanctionne la Corée du Sud car elle considère que les divergences au sein de la classe politique sud-coréenne et l’incapacité des partis politiques à coopérer jouent à son avantage. Le gouvernement sud-coréen n’a d’ailleurs pour l’instant pris aucune contre-mesure face aux sanctions chinoises, si ce n’est le possible dépôt d’une plainte à l’OMC qui prendra des mois à être étudiée. Le principal parti d’opposition, le Minjoodang, s’oppose au déploiement du THAAD par la voix de sa présidente, Choo Mi-ae. Celle-ci considère que ce déploiement est inefficace pour protéger le territoire sud-coréen, qu’il détériore inutilement les relations sino-sud-coréennes et qu’il devrait obtenir au préalable l’accord de l’Assemblée nationale, où son parti détient la majorité. La position des principaux candidats à l’élection présidentielle est ambiguë. Le grand favori, Moon Jae-in, qui s’était illustré il y a plusieurs mois en affirmant qu’il se rendrait à Pyongyang avant de se rendre à Washington, a affirmé que la décision devrait être prise par le prochain président (tout en reconnaissant qu’il serait difficile à ce dernier de revenir sur la décision si le déploiement était finalisé avant l’élection présidentielle).

Cinquièmement, et dernière différence avec le Japon qui n’a pas été sanctionné pour avoir déployé le THAAD, la Chine considère que son voisin est fortement dépendant de l’économie chinoise, et surtout qu’il ne peut se passer de Pékin pour résoudre le problème nord-coréen. Il ne serait ainsi pas dans l’intérêt de Séoul d’entrer dans une relation antagoniste avec la Chine étant donné que « pour Séoul, le chemin vers Pyongyang mène à Pékin » Entretien avec CHOI Kang, vice-président de l’Asan Institute for Policy Studies, Séoul, mars 2017.. Cet argument est partagé par une majorité d’experts sud-coréens qui affirment que la Corée du Sud doit à tout prix trouver un juste milieu dans ses relations avec Pékin et Washington.

Une stratégie chinoise potentiellement contre-productive

Ces sanctions chinoises ont un impact indéniable sur l’opinion publique sud-coréenne. Alors que 67 % soutenaient le déploiement du THAAD en janvier, ils n’étaient plus que 52 % en mars. De plus, une majorité de Sud-Coréens soutenant les progressistes s’y oppose "[KBS-Yonhap Survey] Majority in Support of THAAD”, KBS, 13 mars 2017.. Cependant, il est peu probable que l’élection du progressiste Moon Jae-in puisse désormais impacter ce déploiement. En effet, si le THAAD était intégralement déployé avant la prise de fonction du prochain président, ce qui semble être l’objectif des États-Unis, il serait alors difficile, voire impossible, pour le nouveau président de le retirer sans affaiblir l’alliance avec les États-Unis, apparaître comme cédant unilatéralement aux pressions de la Chine, et faire de la Corée du Nord le principal bénéficiaire de ce retrait.

Plus largement, la question du THAAD est révélatrice du dilemme permanent d’un pays qui dépend des États-Unis pour sa sécurité et de la Chine pour son économie. La position officielle des différents gouvernements sud-coréens depuis 1992 a été de chercher une diplomatie du compromis entre ces deux pays. Comme le résumait la candidate Park Geun-hye en 2012, « les États-Unis sont notre allié et la Chine est notre partenaire. Le problème de devoir choisir entre les deux n’existe pas » HAKODA Tsetsuya, “S. Korean presidential candidates speak on East Asia”, Asahi Shimbun, October 18, 2012. . En 2014, l’influent doyen de l’Institut des relations internationales modernes de l'Université Tsinghua à Pékin, le professeur Yan Xuetong, allait bien plus loin et conseillait à la Corée du Sud de suivre une stricte « politique d’équidistance » entre Pékin et Washington YAN Xuetong (阎学通), « L’alliance sino-sud-coréenne est la tendance de notre temps » (中韩结盟是“时代趋势”, ZhōngHán jiéméng shì “shídài qūshì”), Southern Weekend, 24 octobre 2014., voire d’établir une véritable alliance avec la Chine tout en maintenant l’alliance existante avec les États-Unis « Une alliance Chine-Corée du Sud serait bénéfique aux deux parties » (中韓結盟對雙方有好處, ZhōngHán jiéméng duì shuāngfāng yǒu hǎochù), Chosun Ilbo - édition chinoise, 25 avril 2014..

Cependant, les pressions chinoises cherchant à forcer la Corée du Sud à adopter une diplomatie de la neutralité plutôt qu’une diplomatie du compromis, le sentiment de plus en plus répandu à Séoul que les décisions chinoises ont un impact négatif sur la sécurité du pays, la dégradation de l’image de la Chine aux yeux de la population sud-coréenne, et surtout le manque de coopération chinoise pour stopper la menace croissante que représente le programme nucléaire et balistique nord-coréen pourraient impacter à moyen terme les calculs stratégiques sud-coréens, et pousser le pays non pas à la neutralité mais à un alignement plus clair sur les États-Unis, et indirectement sur le Japon. Pour éviter ce scénario du pire, un recalibrage de la politique coréenne de la Chine est certainement à prévoir dans les mois qui viennent.

Télécharger au format PDF