Introduction
Depuis 2017, un problème récurrent de communication internationale sur la politique étrangère française persiste, notamment vis-à-vis de la région Indo-Pacifique. A l’étranger, on reconnait volontiers le dynamisme et l’activisme du Président et de la diplomatie française. Mais un problème de conceptualisation, voire une certaine ambiguïté dans l’expression publique au plus haut niveau de l’État, a tendance à créer des doutes inutiles auprès de nos partenaires et entame la crédibilité de la France, alors même que le pays est attendu et reconnu sur la scène internationale. Cette communication tend aussi à invisibiliser les nombreux projets mis en œuvre par l’ensemble des acteurs français dans le monde.
Les termes de « puissance d’équilibres » et de « liberté de la souveraineté » sont notamment symptomatiques de ce problème de communication, et concentrent les critiques en France comme à l’étranger. Ces termes n’ont jamais clairement été définis alors même qu’ils sont régulièrement repris dans des discours et documents officiels censés structurer la politique étrangère et de sécurité française. Or, il est indispensable de conceptualiser et de présenter au mieux cette dernière, en particulier en Indo-Pacifique, afin de la rendre la plus compréhensible et la plus influente possible auprès des pays partenaires et des populations.
L’essor du terme clé « puissance d'équilibre(s)»
Si le terme de « puissance d’équilibre » a été utilisé au moins dès septembre 2017 par le ministre des Affaires étrangères
En décembre 2019, le Président associe le terme à la capacité de décliner « une forme d'indépendance indispensable de notre diplomatie et de notre autonomie stratégique »
Puis, en septembre 2022, dans le discours aux ambassadeurs, le terme évolue pour devenir « puissance d’équilibres », sans aucune explication sur l’utilisation du pluriel. La France est présentée comme devant « limiter les désordres et de construire des partenariats nouveaux avec une armée forte »
Le terme se retrouve de façon très inégale, ce qui sème encore plus le doute, dans les documents officiels. Il est absent de la Stratégie Indo-Pacifique de la France publiée en 2021 et mise à jour en 2022, alors même qu’il est présenté dans les discours présidentiels comme spécifiquement adapté à la région. En revanche, dans la Revue nationale stratégique de 2022, il est mentionné pour fixer un cap : la France en 2030 doit avoir « conforté son rôle de puissance d’équilibres, unie, rayonnante, influente, moteur de l’autonomie européenne ». Le projet de loi relatif à la programmation militaire pour les années 2024 à 2030 est quant à lui censé contribuer à « faire de la France une puissance d’équilibres »
Un terme mal défini, mal compris et contre-productif
« Puissance d’équilibre » pourrait à première vue s’inspirer de la théorie des relations internationales et peut faire penser au concept « d’équilibre des puissances ». Ce concept a plusieurs dimensions dans la littérature académique. Il peut être descriptif, idéologique, prescriptif ou analytique : (1) il peut s’agir d’une description de la distribution de la puissance entre les acteurs du système international à un moment donné ; (2) il peut légitimer la politique d’un État qui vise à maintenir une distribution de la puissance à son avantage ; (3) il est parfois une recommandation qu’une distribution spécifique de la puissance soit maintenue afin d’éviter toute guerre ; (4) enfin, il peut être l’analyse d’un mécanisme du fonctionnement du système international.
Or, les définitions prescriptives et analytiques sont mises à mal par des études empiriques et expriment un biais euro-centrique qui ferait du « concert des nations » européen d’une partie du XIXe la norme des relations internationales. Il fait référence à ce qui est considéré par beaucoup en France comme une idée de bon sens, alors que le concept n’est pas vraiment solide sur le plan académique. Par ailleurs, il tend à atténuer le fait que, dans tout système international, il existe des dynamiques de puissance qui font évoluer cet équilibre, comme c’est justement le cas ces dernières décennies avec la (ré)émergence de la Chine ou plus récemment de l’Inde. Enfin, le concept tend à sous-estimer l’importance de la perception par les États de la distribution de puissance et de ces dynamiques qui influe grandement leur comportement.
Politiquement, et c’est le plus important ici, le terme de « puissance d’équilibres » est peu réaliste, prétentieux, mal compris, contre-productif et inadapté. Peu réaliste, en lien avec la dimension descriptive évoquée, car la France n’a pas les moyens de rééquilibrer seule un système international façonné en partie par la rivalité sino-américaine et dans lequel la puissance relative de la France est de plus en plus limitée. Prétentieux, en lien avec la dimension prescriptive évoquée, car il suppose que le pays parviendrait à prévenir seul les crises mondiales alors même que la situation sur le continent européen, avec la guerre en Ukraine, et dans sa périphérie, du Sahel au Moyen-Orient, démontre le contraire. De plus, la France n'est pas crédible quand elle prétend pouvoir rééquilibrer l’Indo-Pacifique alors que ses moyens, notamment militaires, et ses leviers y sont de fait limités.
Mal compris, ce encore plus dans sa traduction anglaise de « balancing power », car le terme fait naître chez les principaux partenaires de la France la crainte d’une équidistance du pays entre Washington et Pékin. Ce qui est conçu à Paris comme un terme visant à exprimer l’indépendance de la France est interprété au Japon, en Inde ou à Singapour comme un risque d’alignement sur la Chine en fonction de l’évolution des rapports de force mondiaux. La nécessité pour les diplomates français de faire de la pédagogie sur ce que le terme ne signifie pas démontre bien qu’il est mal compris, et les critiques venant des diplomates de nos plus proches partenaires sont récurrentes lors de nos échanges non publics.
Contre-productif, car il tend à accentuer l’écart entre les objectifs affichés et les résultats atteints par la politique étrangère française, et tend à faire de la rivalité sino-américaine le seul référentiel alors même que la France essaye de ne pas s’y laisser enfermer et que les enjeux globaux sont aujourd’hui tout aussi structurants. Il contribue à invisibiliser les projets mis en œuvre sur le terrain par la France, au bénéfice des populations, en centrant la communication au niveau stratégique. Inadapté, enfin, car le terme ne peut être utilisé au quotidien dans les communications présidentielles et ministérielles, et ne participe donc pas à faciliter la compréhension de la politique étrangère et de sécurité de la France à travers l’emploi d’un concept simple.
Le pléonasme de la « liberté de la souveraineté »
Il en va de même avec la formule parfois utilisée au plus haut niveau de l’État de « liberté de la souveraineté ». La « protéger » est considéré dès 2019 par le Président comme étant « au cœur de notre stratégie indopacifique »
Lyrique, peut-être, ce terme est un pléonasme car être souverain signifie par définition être libre. Sa traduction en anglais par « liberty of sovereignty » n’est pas compréhensible, ce que soulignent d’ailleurs nos principaux partenaires, anglophones ou non. L’objectif est à l’évidence louable mais mal exprimé à travers un terme qui n’est pas mobilisable. Il convient donc d’identifier un terme qui souligne que l’objectif de la France est de permettre aux différents pays de la région d’exercer au mieux leur souveraineté, et de pouvoir faire des choix non contraints.
Communiquer au mieux en conciliant les contraintes
Dès lors, la communication au plus haut niveau de l’État sur les intérêts et les actions de la France devrait concilier une exigence d’ambitions avec la réalité de moyens forcément limités ; concilier des objectifs affichés en matière de politique étrangère et de sécurité avec des contraintes politiques inhérentes à toute communication politique, notamment en matière de compréhension et d’utilisation ; et parvenir à concilier trois échelles de positionnement du Président de la République à savoir la singularité française, l’unité européenne et la nécessaire coopération avec les pays affinitaires
La communication officielle ne doit pas non plus donner l’image d’une France puissance moyenne, dont le rôle et la place dans le monde seraient dilués. En tant que membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, puissance nucléaire disposant de véritables capacités militaires de projection, troisième puissance diplomatique en termes de réseau, quatrième contributeur en matière d’aide publique au développement, septième puissance économique, ou encore première destination touristique avec une histoire et une culture rayonnant dans le monde entier, la France n’est assurément pas une puissance moyenne contrairement à l’analyse de certains experts.
La France, puissance d'initiatives et de solutions
Dans ce contexte, nous proposons le premier concept de « puissance d’initiatives et de solutions » (proactive power and solutions provider). La France est un pays responsable qui a des capacités de mobilisation et d’entraînement uniques dans le cadre multilatéral. En témoignent les très nombreuses conférences internationales mais aussi les accords mondiaux obtenus à ou par Paris. Cet activisme sur la scène internationale se traduit par la mise en œuvre de projets concrets à même de contribuer à la résolution de problèmes globaux au bénéfice des populations, et de limiter les déséquilibres mondiaux.
Ce concept a le mérite d’être positif, compréhensible et adapté. Positif, car il se concentre sur l’action et la valeur ajoutée de la France, et non sur un référentiel extérieur. Pour autant, il n’efface en rien la rivalité sino-américaine et permet à la France de se présenter comme cherchant à réduire les tensions entre Pékin et Washington, y compris en sanctuarisant des espaces de dialogue et de coopération internationale, et en refusant une logique de blocs. Compréhensible, car il permet de communiquer tant sur la méthode que sur la finalité de la politique étrangère française. Le concept est simple, clair, et peut être facilement mobilisé dans l’ensemble des communications officielles.
Adapté, enfin, car il valorise la multitude d’actions concrètes mises en œuvre, d’où le choix du pluriel, par une myriade d’acteurs – ministères, comme celui de l’Europe et des Affaires étrangères et celui des Armées, opérateurs de l’État, comme le groupe AFD, les Instituts Français et France Volontaires, ou encore ONG et citoyens français, qui, chacun à leur niveau, illustrent et expriment le « génie français ». Il permet aussi de rappeler que la France s’inscrit à plein dans les organisations et les processus multilatéraux.
On évoluerait ainsi d’une communication fondée sur les aspirations de la France à une communication orientée sur les réalisations concrètes du pays. La formule de puissance d’initiatives et de solutions permettrait de fédérer les différents ministères autour d’un même concept, et serait consensuel tant au sein de la Direction générale des affaires politiques et de sécurité que de la Direction générale de la mondialisation, pour prendre l’exemple du Quai d’Orsay. Il mettrait aussi bien plus en valeur qu’aujourd’hui les femmes et les hommes qui mettent en œuvre la politique étrangère et de sécurité de la France.
Comme souvent démontré par l’auteur sur les réseaux sociaux ou dans des publications
La France, catalyseur de souveraineté
Ce premier concept s’articule avec un second concept, celui de « catalyseur de souveraineté » (sovereignty enhancer). Par ses actions et ses coopérations, la France contribue à faciliter l’expression de la souveraineté de ses partenaires en présentant une offre spécifique française et européenne et en leur permettant de faire des choix non contraints. La France contribue à renforcer leurs capacités nationales et à créer des coalitions afin qu’ils puissent défendre au mieux leurs intérêts, comme le fait la France en renforçant son autonomie stratégique. En ce sens, la France n’est pas un « pourvoyeur » mais bien un « catalyseur » de souveraineté.
Ce concept souligne l’importance de la souveraineté, au cœur de la Charte de l’ONU, mais aussi des attentes des partenaires de la France, notamment des pays en développement qui critiquent souvent un double standard occidental. Il évite l’écueil d’évoquer une « troisième voie française » qui ne ferait que renforcer un référentiel sino-américain et invisibiliser les initiatives d’autres pays comme l’Inde, le Japon ou encore le Brésil. Le terme permet d’insister plus largement sur la nécessité d’aider nos partenaires à accroître leur résilience non seulement face aux menaces de sécurité traditionnelle mais aussi et surtout aux menaces non traditionnelles (sécurité économique, sécurité environnementale, sécurité humaine, etc.).
Parce que la France est un « catalyseur de souveraineté », le pays multiplie les projets de coopération dans les domaines de la défense, de la sécurité intérieure et de la protection civile ; garantit et développe ses exportations d’armement ; réalise des exercices militaires multilatéraux et des exercices de projection de force, à l’instar de l’exercice Pégase 2023 ; défend la liberté de navigation, y compris en mer de Chine méridionale ; participe à la surveillance des grands espaces notamment par ses moyens satellitaires ; lutte contre la criminalité environnementale, dont la pêche illégale ; facilite la restructuration de dettes souveraines des pays en développement ; renforce la résilience des pays vulnérables aux conséquences du changement climatique ; ou encore prévient et prépare au mieux la réponse aux prochaines pandémies.
Une conceptualisation conduisant à des projets concrets
Ces deux concepts, sans changer la politique étrangère et de sécurité française, permettent de mieux la conceptualiser et donc de mieux la faire comprendre tant aux Français qu’aux partenaires de la France. Ils ne sont en rien incompatibles avec d’autres concepts souvent mobilisés, comme celui d’autonomie stratégique. Ces concepts incitent également l’ensemble des acteurs de l’État à communiquer sur les projets mis en œuvre et les solutions apportées, valorisant ainsi leur action.
Dans l’éventualité d’une visite du Président de la République dans le Pacifique Sud, et afin de matérialiser ces deux concepts, la France pourrait proposer la création d’un « Forum de sécurité du Pacifique insulaire » qui rassemblerait citoyens, experts et officiels de la région, et couvrirait principalement les questions de sécurité environnementale et de sécurité humaine dans la région, une priorité clairement identifiée pour les États insulaires. Ce mécanisme de coopération apporterait une réelle valeur ajoutée en se situant au nexus défense/diplomatie/développement, complémentaire de forums existants, comme le South Pacific Defence Ministers’ Meeting (SPDMM) et l’Indo-Pacific Environmental Security Forum (IPESF) de l'U.S. Indo-Pacific Command, en insistant sur les besoins des acteurs concernés, et en ayant la vocation explicite d’identifier des leviers à actionner pour les aider à y répondre.
Un sommet annuel, bénéficiant du soutien actif notamment du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, du ministère des Armées et du Groupe AFD, pourrait se tenir dès 2024 en Nouvelle-Calédonie, puis alternativement à Nouméa et dans une capitale de la région, en commençant par Port-Vila au Vanuatu dès 2025. Il permettrait de rassembler les acteurs régionaux autour de thèmes fédérateurs tout en permettant d’identifier puis de mettre en œuvre des projets concrets à l’échelle adaptée. Chaque année, les projets ainsi réalisés seraient évalués, et les plus performants – dupliqués et amplifiés. Loin d’un simple espace de dialogue, ce serait un mécanisme tourné vers l’action. Il deviendrait rapidement un des symboles d’une France plus que jamais puissance d’initiatives et de solutions, et d’un pays catalyseur de souveraineté.
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