Turquie-Arabie saoudite : de la rivalité au rapprochement ?

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Le jeudi 28 avril 2022, le président turc Recep Tayyip Erdogan s’est rendu en Arabie saoudite pour sa première visite depuis l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi en 2018. Le président turc et Mohammed ben Salmane ont discuté des moyens de développer la relation turco-saoudienne dans tous les domainesAFP, « Erdogan en Arabie saoudite, une première depuis l'affaire Khashoggi », Le Point, 29 avril 2022.. Erdogan avait déjà déclaré, en février 2022, lors de son retour d’Abou Dhabi, vouloir poursuivre un dialogue positif avec l’Arabie saouditeOmar Munassar, Engin Koç, « Turkey-Saudi Normalization: A Larger Regional Bloc at the Door? », Politics Today, 21 février 2022.. Ces derniers mois, une détente entre Ankara et Riyad est effectivement observableIbid.. La relation entre ces deux puissances régionales, marquée par une rivalité à la fois religieuse et politique, fragilisée à la suite des Printemps arabes, s’était encore plus dégradée au moment de la crise du Golfe en 2017David Nassar, « Turquie-Arabie : histoire récente d’une rivalité dans la maison sunnite », L’Orient-Le Jour, 9 octobre 2018. puis avec l’affaire Khashoggi un an plus tardLeela Jacinto, « Khashoggi disappearance sparks a Turkish-Saudi war of words, if not deeds », France 24, 9 octobre 2018.. Pourtant, un environnement plus propice à un rapprochement entre les deux pays, avec en particulier l’élection à la présidence de Joe Biden aux Etats-Unis, les incite à normaliser leurs liens. Dès lors, il convient de se demander quelles sont, après des années de tensions, les perspectives de coopération entre Riyad et Ankara. Il est essentiel de revenir d’abord sur la relation conflictuelle que les deux pays ont historiquement entretenue, puis d’étudier en quoi le contexte favorable à un rapprochement turco-saoudien commence à se traduire de manière concrète. Enfin, les perspectives de coopération future entre les deux puissances ainsi que les bénéfices que chacune peut en retirer seront abordés.

Une rivalité religieuse historique

Depuis les Printemps arabes, les relations, déjà fragiles, entre l’Arabie saoudite et la Turquie se sont caractérisées par une certaine rivalitéAsli Aydintasbas, Cinzia Bianco, « Useful enemies: How the Turkey-UAE rivalry is remaking the Middle East », Policy Brief, European Council on Foreign Relations, 15 mars 2021., à la fois politique et religieuseDavid Nassar, op. cit.. D’un point de vue historique, l’empire ottoman a contrôlé, à partir de 1517, Médine et la Mecque et a exercé une autorité religieuse sur l’ensemble de l’Oumma musulmane, la Turquie ottomane se présentant ainsi comme successeur des califats du Prophète. L’alliance entre le théologien Mohammad ibn Abdelwahhab et l’émir Mohammad ibn Saoud permet en 1803 l’établissement du premier État saoudien basé à Dariya. L’émirat de Dariya parvient à conquérir Médine et la Mecque. Néanmoins, l’empire ottoman reconquiert les lieux saints et les chefs politiques et religieux de Dariya sont décapités à ConstantinopleDorothée Schmid, « La Turquie en marge du Golfe : un spectateur enragé », Politique internationale, n° 165, hiver 2019, pp. 83-84.. Deux siècles après ces évènements, la rivalité et la contestation du pouvoir religieux continuent à symboliser les relations entre l’Arabie saoudite et la Turquie. Cet aspect a été ravivé par l’arrivée au pouvoir de Recep Tayyip Erdogan, soutenu par le parti islamo-conservateur de la justice et du développement, l’AKP. Ce dernier a toujours été proche des cercles des Frères musulmans, lesquels constituent le principal ennemi de la doctrine wahhabite de l’Arabie saoudite, pierre angulaire du Royaume. Ces deux États incarnent deux modèles islamistes ayant chacun une influence régionale, dépassant leurs frontières. Durant les Printemps arabes, la politique turque pro-révolutionnaire est davantage guidée par la volonté du pays d’exporter son modèle islamiste que par des motifs géopolitiques ou économiques« Pan-Islamism behind Turkey’s troubled embrace of Arab Spring – analysis », Ahval News, 28 mai 2019.. L’Arabie saoudite cherche quant à elle à défendre le sien en militant pour le statu quo et en s’engageant en faveur de mouvements contre-révolutionnairesJana J. Jabbour, « After a Divorce, a Frosty Entente: Turkey’s Rapprochement with the United Arab Emirates and Saudi Arabia. Strategic Necessity and Transactional Partnership in a Shifting World Order », Notes de l’Ifri, Ifri, mai 2022..  

Des dossiers politiques clivants en toile de fond

Ainsi, les révolutions qui se jouent dans les pays arabes à partir de 2010 ont constitué un terrain propice à l’expression de la rivalité entre les deux pays. L’influence religieuse se mêle dès lors à une rivalité politique. En effet, depuis le début des Printemps arabes, les deux pays sont en désaccord sur plusieurs dossiers moyen-orientaux. Pour l’Arabie saoudite et les pays du Golfe, la Turquie a été le promoteur de la politique des Frères musulmans dans les pays arabes. Cette opposition s’est manifestée notamment au Maghreb, où, dans la période post-révolutionnaire, un axe turco-qatari a émergé, soutenant les partis à tendance islamiste élus démocratiquement, face à un axe saoudo-émirati poursuivant un agenda contre-révolutionnaire.

En Égypte, le président de la mouvance des Frères musulmans, Mohammad Morsi, élu en 2012, a reçu un soutien médiatique et financier de la part de la Turquie« Egypt signs $1 billion Turkish loan deal », Reuters, 30 septembre 2012.  et du QatarHugh Miles, « Foreign Policy: The Al-Jazeera Effect », NPR, 9 février 2011.. Or, en 2013, Morsi a été déposé par un coup d’État effectué par l’armée égyptienne soutenu par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis (EAU). Au lendemain du coup d’État, Riyad a annoncé compenser toutes les sanctions imposées à l’Égypte par les pays occidentaux. Le soutien de l’Arabie saoudite a été justifié par « la lutte contre le terrorisme, l’extrémisme et la sédition »Amin Arefi, « Comment le Qatar et l'Arabie saoudite s'affrontent en Égypte », Le Point, 21 août 2013. . En Libye, la Turquie a conduit à partir de 2020 une opération militaire en soutien au Gouvernement d’Union Nationale libyen qui se battait contre les forces du maréchal Khalifa Haftar, soutenu par la Russie, l’Arabie saoudite, les EAU et l’ÉgypteSalomé Larsonneau, « L’engagement militaire turc en Libye : entre aide et défense de ses propres intérêts », Hypothèses, 10 avril 2020.. Cette intervention a été condamnée par le gouvernement saoudien« Saudi Arabia condemns Turkey’s military interference in Libya », Arab News, 5 janvier 2020. . Dernièrement, cette rivalité s’est révélée également en Tunisie, où Ankara soutient le mouvement islamiste An-nahda alors que les pays du Golfe ont accueilli les mesures exceptionnelles prises par le président Kais Saïd afin de limiter le pouvoir du président du Parlement et chef du mouvement An-nahda Rached El Ghanouchi. Il faut noter qu’en 2019, le président Kais Saïd a rejeté la demande formulée par son homologue turc lors de sa visite en Tunisie d’acheminer des forces et du matériel militaire en direction de Tripoli via la TunisieHoda Rizk, « id’af harakat al nahda fi Tunis yorbek al hisabat al Turkiya » [L’affaiblissement du mouvement Annahda en Tunisie perturbe les calculs de la Turquie], Al Maydeen, 2 août 2021. .

L’émergence de crises diplomatiques

Au-delà des dossiers moyen-orientaux, une dégradation des relations entre la Turquie et l’Arabie saoudite a pu être observée à la suite de la fracture survenue entre les membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG). L’élection de Donald Trump s’était traduite par une nouvelle guerre contre le terrorisme et les Frères musulmans lancée par l’Arabie saoudite à travers, entre autres, l’inauguration d’un centre de lutte contre l’extrémisme basé à RiyadhLulwa Shalhoub, « Global center to combat extremism launched in Riyadh », Arab News, 22 mai 2017. et la pression interne que le président Trump a exercée pour que les Frères musulmans soient inscrits sur la liste des organisations terroristes étrangères« White House to designate Muslim Brotherhood terrorist organisation », BBC, 30 avril 2019.. Des États membres du CCG, l’Arabie saoudite, le Bahreïn et les EAU, ont accusé le Qatar de financer le terrorisme et lui ont imposé, en juin 2017, un blocus terrestre, maritime et aérien. Parmi les treize points de l’ultimatum dicté à Doha comme condition à la levée de l’embargo figure la fermeture de la base militaire turque au QatarPatrick Wintour, « Qatar given 10 days to meet 13 sweeping demands by Saudi Arabia », The Guardian, 23 juin 2017.. Cependant, cela a poussé la Turquie à s’aligner davantage sur ce dernier. Ainsi, le 7 juin 2017, le Parlement turc a approuvé l’augmentation des effectifs militaires au Qatar et de l’aide alimentaire a été acheminée« Erdogan : l'ultimatum des pays du Golfe au Qatar est ‘contraire au droit international’ », Le Point, 25 juin 2017. . Enfin, le 2 octobre 2018, le journaliste saoudien Jamal Khashoggi a été assassiné à l’intérieur du consulat saoudien d’Istanbul. Cette affaire a abîmé davantage encore les relations entre la Turquie et l’Arabie saoudite, le président Recep Tayyip Erdogan accusant les « plus hauts niveaux du gouvernement saoudien » d’être derrière cet assassinatRecep Tayyip Erdogan, « Recep Tayyip Erdogan: Saudi Arabia still has many questions to answer about Jamal Khashoggi’s killing », The Washington Post, 2 novembre 2018. . D’autre part, les médias turcs ont décrit cet acte comme une humiliation pour la diplomatie turqueLeela Jacinto, op. cit.. Ces éléments combinés constituent depuis une décennie les principaux points de divergence entre les deux pays. Mais, le 7 avril 2022, la justice turque a validé la demande du procureur du Tribunal d’Istanbul concernant l’arrêt du procès des ressortissants saoudiens accusés d’avoir assassiné le journaliste et le transfert du dossier aux autorités saoudiennesAli Kucukgocmen, « Turkish court halts Khashoggi trial, transfers it to Saudi Arabia », Reuters, 7 avril 2022..  La décision a été prise en réponse à une requête formulée le 13 mars par les autorités de Riyad en ce sujet.

Un contexte propice à une normalisation

Ce rapprochement entre la Turquie et l’Arabie saoudite et, dans un contexte plus large, les monarchies du Golfe n’aurait pas été possible sans des inflexions dans les positionnements stratégiques des pays de la région. Pour mieux comprendre cette évolution, il est essentiel d’examiner les changements qui se sont produits aux niveaux international et régional et, enfin, à l’échelle nationale des deux pays. D’un point de vue stratégique, plusieurs éléments ont joué en faveur de ce rapprochement. Le premier est celui du recul de l’intérêt américain pour la région du Moyen-Orient, notamment vis-à-vis du GolfeAhmad Amjad, Defne Arslan, « Turkey and the UAE are getting close again. But why now? », MENASource, Atlantic Council, 7 mars 2022.. Cet élément a été renforcé par la défaite de Donald Trump en 2020. En effet, peu après l’élection de Joe Biden, l’Arabie saoudite a signé un accord de réconciliation avec le Qatar et a levé le blocus en place depuis 2017Ali Bakeer, op. cit.. Cet acte a éliminé l’un des principaux points de divergence entre l’Arabie saoudite et la Turquie, alliée du Qatar. S’agissant du dossier de l’islam politique, l’échec des Printemps arabe et le coup d’État manqué en Turquie de 2016 ont poussé Ankara à effectuer des aménagements dans sa politique étrangère en poursuivant une politique reposant davantage sur le nationalisme et le revanchismeAsli Aydintasbas, Cinzia Bianco, op. cit., et en s’éloignant d’un soutien au mouvement islamiste rival de l’Arabie saoudite et des EAU, les Frères musulmans. Un autre aspect important est celui de la menace commune que représente la prolifération des milices chiites dans la région. Dernièrement, le territoire des Émirats a été l’objet d’une série d’attaques effectuées par une milice irakienne appelée Liwaa al-Yawm al-Maw’ud« Who is the shadowy Iraqi militia that attacked the UAE? », Al Jazeera, 3 février 2022.  , et l’Arabie saoudite subit des attaques récurrentes perpétrées par le mouvement houthiste au YémenBakeer Ali, op. cit.. Quant à la Turquie, sa rivalité avec les milices chiites soutenues par l’Iran s’est manifestée à plusieurs reprises, par exemple en 2020, lors des combats qui ont eu lieu à Idlib au nord de la Syrie entre les forces turques et celles appuyées par Téhéran, puis, récemment, à travers la déclaration de Qais Khazali, secrétaire général du mouvement irakien d’Asaib Ahl al-Haq, dans laquelle il s’oppose à la présence turque au nord de l’Irak et promet d’y apporter une réponseIbid.. Dans ce contexte, il est dans l’intérêt commun des monarchies du Golfe et de la Turquie de renforcer leur coopération dans la mesure où les négociations concernant l’accord nucléaire entre les États-Unis et l’Iran pourraient potentiellement ne pas être à leur avantageIbid.. Enfin, l’aspect économique joue un rôle essentiel dans le rapprochement. La crise économique que traverse la Turquie et la dévalorisation rapide de la monnaie ont lieu au moment même où les monarchies du Golfe se sont lancées dans une politique de diversification de leurs économies. L’initiative socio-économique « Vision 2030 » lancée par l’Arabie saoudite, qui vise à attirer les investissements étrangers, constitue ainsi une opportunité pour les entreprises turques, notamment celles du secteur de la construction et du tourismeAhmad Amjad, Arslan Defne, op. cit.. Cela pourrait en effet permettre d’améliorer la difficile situation économique turque, qui pèse sur la popularité d’Erdogan un an avant la tenue des élections.

 La normalisation des relations turco-saoudiennes

La décision turque relative à l’affaire Khashoggi s’inscrit dans une série de mouvements diplomatiques qui signalent une détente entre l’Arabie saoudite et la Turquie. Cette réconciliation entre les deux principales puissances moyen-orientales sunnites était visible lors du sommet du G20 de novembre 2020, à l’occasion duquel le président Recep Tayyip Erdogan a eu un entretien téléphonique avec son homologue, le roi Salman Bin Abdulaziz, durant lequel les affaires relatives au sommet ainsi que les relations bilatérales ont été discutés« Quel avenir pour les relations turco-saoudiennes ? (Analyse) », AA, 15 janvier 2022.. Un deuxième appel téléphonique a eu lieu le 5 mai 2021 à l’occasion de la fête du FitrTuqa Khalid, « Saudi Arabia’s King Salman and Turkey’s Erdogan discuss bilateral ties », Al Arabiya, 5 mai 2021. , suivi d’une visite du chef de la diplomatie turque, Mevlüt Cavusoglu, à Riyad (première visite depuis l’assassinat du journaliste Khashoggi en 2018). Par ailleurs, en juillet 2021, lors d’une conférence en Ouzbékistan, les ministres des Affaires étrangères des deux pays ont tenu une réunion formelleArabie saoudite, Ministère des Affaires étrangères, 16 juillet 2021.. Une autre réunion de haut niveau a eu lieu lors d’une conférence à Istanbul entre le ministre saoudien du Commerce et le vice-président turc Fuat Oktay« What Drives Turkish Saudi Attempts at Rapprochement? », Gulf International Forum, 24 janvier 2022.. Dernièrement, et toujours dans le sens de l’apaisement des relations, l’Arabie saoudite a levé le boycott informel imposé sur les produits turcs en janvier 2022. Quant à la Turquie, elle a levé les restrictions mises en place sur certains médias saoudiens comme Al Arabiya« Saudi lifts unofficial ban on Turkish goods », Middle East Monitor, 26 janvier 2022.  . Par ailleurs, ce rapprochement s’applique également à la monarchie voisine de l’Arabie saoudite, les Émirats Arabes Unis. Malgré son attitude encore plus ferme envers la politique régionale de la Turquie, en novembre 2021, le prince héritier, qui est le dirigeant de facto des EAU, a effectué une visite à Ankara et a annoncé le lancement d’un fonds de près de neuf milliards d’euros pour soutenir les investissements en Turquie« La Turquie et les Émirats arabes unis signent plusieurs accords de coopération », France 24, 15 février 2022.. De plus, au premier semestre 2021 le volume des échanges bilatéraux entre les deux pays a enregistré une croissance de 100 % par rapport à la même période en 2020Ibid.. Une avancée supplémentaire dans les relations entre les deux pays a été observée en février 2022, lorsque le président Erdogan s’est rendu aux EAU, soit la première visite d’un responsable turc depuis dix ans, pour signer une série de treize accords de coopération et une lettre d’intention sur la coopération entre les industries de défenseIbid.. Une cérémonie somptueuse a été organisée pour l’accueil du président turc, avec un cortège de cavalerie, un salut au canon et un spectacle aérienAli Bakeer, « Cementing the Emerging UAE-Turkey Relationship: The Iran Factor », The Arab Gulf States Institute in Washington, 25 février 2022.. A la veille de ce déplacement, le président Erdogan a exprimé sa volonté de se rendre également en Arabie saouditeIsmail Yasha, « Erdogan’s upcoming visit to Saudi Arabia », Middle East Monitor, 7 janvier 2022., une visite qui s’est tenue fin avril 2022.

Les gains stratégiques d’une normalisation

En proie à des difficultés stratégiques, notamment au Yémen, l’Arabie saoudite doit en plus se questionner, à l’heure de l’administration Biden, sur la possibilité de garder les Etats-Unis comme garants de la sécurité du RoyaumeSimon Mabon, « Whither Rapprochement? Understanding Saudi-Turkish relations », Al Sharq Strategic Research, 28 mars 2022. . Dans ce contexte, la Turquie, malgré ses défis internes, reste une puissance régionale capable de soutenir le RoyaumeIbid.. Développer la relation avec Ankara renforcerait le régime saoudien et lui permettre de sortir de l’impasse régionale dans lequel il se trouveIbid.. L’Arabie saoudite pourrait aussi bénéficier de l’expertise de la Turquie sur le plan militaire alors que Riyad connaît des restrictions dans ses contrats d’armement avec les Etats-Unis, voire entraîner les troupes saoudiennes et prendre part à des exercices militaires conjointsOmar Munassar, Engin Koç, op. cit.. La Turquie et l’Arabie saoudite cherchent des alternatives en termes d’exportation et d’importation d’armes et Riyad pourrait se fournir auprès de la Turquie pour des drones, des missiles, des technologies de radar, du matériel électronique et des systèmes de défense anti-aérienneIbid.. La coopération turco-saoudienne en matière de défense a notamment été au cœur de la rencontre entre Erdogan et ben Salmane fin avril 2022Le Point, 29 avril 2022, op. cit.. Normaliser la relation avec l’Arabie saoudite permettrait à la Turquie d’améliorer son image au Moyen-Orient, en déclin depuis les Printemps arabes, et d’acquérir un poids dans le règlement de trois dossiers majeurs : la Syrie, la Méditerranée orientale et l’EgypteIbid.. En effet, cette normalisation pourrait déboucher sur une vision politique commune concernant la Syrie, sur l’abandon par l’Arabie saoudite de sa position pro-grecque en Méditerranée orientale et sur une restauration des liens entre Ankara et Le CaireIbid.. En outre, une meilleure coopération entre la Turquie et l’Arabie saoudite isolerait l’Iran, dont l’influence régionale s’étend de la Syrie au Yémen.

Les avantages économiques d’une coopération renouvelée

Par ailleurs, sur le plan économique, le développement de la coopération bénéficierait à l’Arabie saoudite mais aussi à la Turquie, frappée par une grave crise économiqueSimon Mabon. op. cit.. Cette crise, aggravée par la pandémie de Covid-19 et maintenant par la guerre en Ukraine, s’est traduite par une inflation de 61 % tandis que la lire a chuté drastiquement ces deux dernières annéesAndrew Wilks, « Are Turkish-Saudi relations set for a reset? », Al Jazeera, 12 avril 2022. . Les échanges de la Turquie avec Riyad repartent depuis la levée de l’embargoIbid.. Ils ont atteint 58 millions d’euros en mars 2022, soit trois plus qu’un an auparavant, ce qui est néanmoins loin des 298 millions d’euros enregistrés en mars 2020Ibid.. La vente de produits turcs en Arabie saoudite avait été divisée par dix entre 2020 et 2021, passant de 2,4 milliards à 215 millions de dollarsZeynep Çetinkaya, « Turkiye opens door to cooperation in foreign trade with its new economic strategy », AA, 2 février 2022. .  La normalisation des liens avec Riyad permettrait aux entreprises turques d’investir dans les projets de développement de l’initiative Vision 2030Omar Munassar, Engin Koç,. op.cit.. L’Arabie saoudite, également en proie à des difficultés économiques renforcées par la pandémieSimon Mabon, op. cit., a tout intérêt à se rapprocher de la Turquie et pourrait lui fournir du capital d’investissementAndrew Wilks, op. cit. . Enfin, les deux pays pourraient être amenés à collaborer dans le cadre du projet chinois Belt & Road InitiativeTolga Bilener, « Relations Turquie-Chine : ambitions et limites de la coopération économique », Notes de l’IFRI. Asie. Visions, n° 116, IFRI, octobre 2020. . La Turquie entend intégrer ce projet tandis que l’Arabie saoudite est un pays prioritaire de la Route de la Soie maritimeIbid. . Au moment de sa visite en Arabie saoudite le 28 avril 2022, Erdogan expliquait qu’il était dans l’intérêt mutuel d’Ankara et de Riyad de renforcer la coopération turco-saoudienne en matière de financesLe Point, 29 avril 2022, op. cit..

La coopération turco-saoudienne et le Yémen

Une possible participation de la Turquie aux opérations saoudiennes au Yémen permettrait à l’Arabie saoudite de ne pas perdre la face dans le conflitFehim Tastekin, « Could Turkish involvement in Yemen free Saudi Arabia? », Al-Monitor, 2 avril 2021. . Ankara pourrait également désigner les Houthis comme groupe terroristeOmar Munassar, Engin Koç, op. cit.. Le régime turc s’est dit concerné, en mars 2021, par les attaques croissantes commises par les rebelles houthis sur le sol saoudienMerve Aydogan, « Turkey concerned over attacks against Saudi Arabia », AA, 9 mars 2021.  et a affirmé, en janvier 2022, sa solidarité avec le Royaume face aux attaques houthies visant des civils, qualifiées de terroristesFuat Kabakcı, Behlül Çetinkaya, Enes Canlı, « Cavusoglu: La Turquie est contre toutes les formes de terrorisme », AA, 31 janvier 2022. . L’Arabie saoudite aurait, selon les médias pro-gouvernementaux turcs, « désespérément besoin » d’une intervention turque, notamment à l’heure où l’administration Biden multiplie les messages positifs quant à l’accord sur le nucléaire iranien, dévoile un rapport de la CIA sur le rôle du prince Ben Salman dans l’affaire Khashoggi, et retire les Houthis de la liste américaine des groupes terroristesFehim Tastekin, op. cit.. Profitant de cette situation, Ankara enverrait des combattants syriens se battre au Yémen aux côtés de la coalition menée par Riyad, et les drones qu’elle a exportés au Royaume en 2020, lors de la signature d’un contrat de 200 millions de dollars, sont utilisés dans le conflitIbid. .

Conclusion

Plusieurs indices suggèrent que les relations entre la Turquie et l’Arabie saoudite entrent dans une nouvelle phase de détente. La décision turque d’arrêter le procès relatif à l’assassinat de Jamal Khashoggi symbolise cet apaisement. Depuis une décennie, les relations entre les deux puissances sunnites étaient tendues du fait de leur volonté commune de jouer un rôle hégémonique au Moyen-Orient et de leurs positions divergentes sur une série de dossiers régionaux qui ont émergé avec les Printemps arabes. Aujourd’hui, les perspectives de coopération semblent prometteuses tant sur le plan stratégique que sur le plan économique. La Turquie, souffrant d’une crise économique, est à la recherche de nouvelles opportunités commerciales, alors que l’Arabie saoudite a des ambitions économiques dans le cadre de l’initiative Vision 2030 et a besoin d’attirer les investissements étrangers. Sur le plan stratégique, le recul du rôle de garant de sécurité des Etats-Unis pousse l’Arabie saoudite à rechercher des alternatives. La Turquie pourrait dès lors accroître son importance aux yeux de Riyad notamment face à la menace des Houthis. Cette convergence d’intérêts stratégiques est susceptible de se renforcer avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Tandis que l’Arabie saoudite a fait preuve de prudence et ne s’est pas fermement rangée derrière l’une ou l’autre des parties au conflit, celui-ci met la Turquie dans une position embarrassante consistant à soutenir l’Ukraine sans s’opposer à la Russie pour autant une position intenable sur le long terme qui accroît la nécessité pour le pays de se rapprocher de ses voisins moyen-orientaux dont l’Arabie saouditeSimon Mabon, op. cit..

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