Introduction
Le 10 mars 2022 à Antalya, la Turquie a été à l’initiative du premier face-à-face entre les chefs de la diplomatie russe et ukrainienne depuis le début de la guerre russe en Ukraine, le 24 février. Elle a depuis multiplié les tentatives de médiation. Le 22 juillet à Istanbul, le président Erdoğan et le Secrétaire général de l’ONU ont parrainé l’Initiative céréalière de la mer Noire, engageant les parties russe et ukrainienne.
La Turquie peut-elle être un médiateur efficace en vue de l’instauration d’une paix entre les deux pays, un meilleur arbitre que, par exemple, l’Union européenne (UE) ou que l’Alliance atlantique à laquelle une adhésion de l’Ukraine constituait une véritable ligne rouge pour Moscou, justifiant en partie, du point de vue russe, l’invasion ? L’UE, comme l’OTAN, condamne cette invasion, contraire au droit international et aux engagements internationaux de la Russie, et a adopté des sanctions économiques sévères à son encontre. La Turquie, membre de l’OTAN, a dénoncé l’invasion, mais n’a pas pris de sanctions, choisissant ainsi une position de neutralité.
Quels sont les atouts et les faiblesses de la Turquie dans son effort de médiation, quelles sont les cartes qu’elle peut jouer envers la Russie, l’Ukraine ou l’OTAN ? Quels sont les objectifs politiques, sécuritaires, économiques auxquels cette médiation lui permet potentiellement de répondre ?
La versatilité de la politique étrangère turque : une constante
Une relation pragmatique avec la Russie
La Turquie et la Russie ont une relation complexe historiquement, faite de confrontations. Elles se sont affrontées lors de quatorze guerres. La première adhère en 1952 à l’OTAN, dont elle représente le flanc sud-est dans le cadre de la politique américaine de containment de l’URSS. Depuis la disparition de l’Union soviétique, cependant, une forte coopération économique et énergétique s’est développée entre les deux pays, ce de manière encore plus nette depuis l’arrivée au pouvoir d’Erdoğan, qui a permis un rapprochement de leurs positions sur de nombreux dossiers.
En août 2020, la Russie était le premier fournisseur de gaz de la Turquie, avec 1,37 milliard de m3 de gaz naturel, l’Azerbaïdjan et l'Iran suivant avec respectivement 986 et 406 millions de m3
Dans la guerre en Syrie, la Russie et la Turquie soutiennent des camps opposés mais elles n’en ont pas moins su coordonner leurs actions. Le principal objectif d’Ankara est de chasser les milices kurdes présentes dans les régions situées de l’autre côté de sa frontière en Syrie pour les remplacer par des forces rebelles syriennes pro-turques. Le président turc veut consolider son emprise au sud de sa frontière et contrôler une bande de 30 kilomètres de large. Il a récemment déclaré vouloir lancer une grande opération militaire en Syrie, qui constituerait la quatrième incursion dans le nord syrien, moins de trois ans après l’opération « Source de paix » lancée en octobre 2019 – ce qui constitue aussi pour lui un enjeu électoral
Dans le contexte de la guerre en Ukraine, la Turquie a certes condamné fermement l’invasion russe mais cela ne l’a pas empêchée de se montrer accueillante envers les investisseurs russes, leur offrant un environnement propice au contournement des sanctions occidentales. Ainsi, des oligarques interdits de séjour dans l’Union européenne et dont les yachts et autres avoirs devaient être confisqués ont jeté l’ancre en Turquie, échappant ainsi aux sanctions. Dans le cadre d’un programme turc d’investissement par nationalité, les Russes effectuant des investissements supérieurs à 400 000 USD ont la possibilité de demander la nationalité turque
Moscou et Ankara partagent une certaine approche de la géopolitique : l’usage de la force est destiné à la défense de la souveraineté, de l’unité territoriale ou à la défense des intérêts vitaux
Néanmoins depuis l’annexion de la Crimée en 2014, la Turquie se préoccupe du risque attaché à une trop grande prédominance russe dans son voisinage en mer Noire et a pris des mesures pour contrer cette influence, entamant dans ce but un solide partenariat en matière de sécurité avec l’Ukraine.
Turquie-Ukraine : contestation de la suprématie russe en mer Noire
Depuis l’annexion de la Crimée, la Turquie se voit contrainte de mener un numéro d’équilibriste, tentant à la fois d’entretenir le partenariat militaire qu’elle a entamé avec l’Ukraine, de conserver de bonnes relations avec Moscou et d’endiguer une présence russe de plus en plus forte dans la mer Noire, à même de contrecarrer ses objectifs et intérêts
La collaboration d’armement entre l’Ukraine et la Turquie s’est intensifiée depuis 2014. Trois rencontres entre les chefs d’Etat des deux pays ont eu lieu depuis la prise de fonction de Volodymir Zelensky le 20 mai 2019. L’Ukraine s’est tournée vers la Turquie dans l’espoir qu’elle l’aide à renforcer considérablement sa sécurité face à la menace russe.
Le président turc s’est ému à plusieurs reprises de la violation par Moscou de l’intégrité territoriale ukrainienne. En avril 2016, deux frégates turques viennent rejoindre le port d’Odessa avant la conclusion d’un premier accord d’armement le mois suivant, rendant officielle la fourniture des drones Bayraktar à l’Ukraine
Peu de temps avant l’invasion russe, le président turc s’est rendu en Ukraine pour signer un accord de libre-échange qui, ayant vocation à entrer en vigueur en janvier 2023 après ratification par les parlements respectifs, doit faire passer le volume des échanges commerciaux de 5 à 10 milliards de dollars dans un futur proche. Cet accord permet notamment de continuer à approfondir la collaboration militaire entre les deux pays. Il résulte de la volonté de la Turquie d’augmenter considérablement les projets de défense conjoints avec l’Ukraine
Un fondement de cette collaboration est la crainte partagée d’une suprématie russe dans la mer Noire. Pour la Turquie, la mer Noire représente un enjeu sécuritaire majeur ; dans cette perspective, l’Ukraine est conçue comme une zone tampon qui contrecarre l’influence et la pression russes grandissantes dans la région
L’Ukraine a reçu une aide du patriarcat de Constantinople pour l’établissement d’une Église orthodoxe ukrainienne autonome, dont on peut supposer qu’elle a reçu l’aval de la présidence turque. Lors de l’annexion de la Crimée, la Turquie a réitéré son soutien aux Tatars de Crimée, dont une importante diaspora se trouve en Turquie. Ces derniers, parmi les plus opposés à l’annexion, peuvent constituer un levier d’influence pour la Turquie. Le président turc a contribué à la libération de deux leaders tatars emprisonnés en Russie
Face à la difficulté d’opérer un rapprochement avec l’Union européenne et l’OTAN, l’Ukraine s’est considérablement appuyée sur la Turquie. Depuis l’annexion de la Crimée, elle compte sur ce voisin pour garantir sa sécurité, la soutenir dans la défense de son intégrité territoriale et renforcer ses capacités de défense.
La Turquie est également un acteur géopolitique essentiel dans la guerre actuelle en tant que membre de l’OTAN, véritable adversaire de la Russie. Elle parvient à défendre une position de neutralité au sein même d’une alliance qui a entériné au sommet de Madrid les 29 et 30 juin le fait que la Russie est la plus grande menace pour sa sécurité.
Avec l’OTAN, l’interdépendance malgré les tensions
La Turquie est un membre vital de l’OTAN, important pour la politique proche-orientale de l’Alliance. C’est aussi la deuxième armée de l’OTAN et un des rares Etats membres qui consacrent 2 % de leur budget à la défense. La Turquie accueille la base militaire d’Incirlik, où se trouvent armes nucléaires et soldats américains. Mais cet acteur opère de manière indépendante et parfois à l’encontre des positions des pays européens ou des Américains.
En utilisant son droit de veto pour bloquer l’adhésion de la Suède et de la Finlande, question particulièrement sensible au lendemain de l’invasion de l’Ukraine, la Turquie a fait valoir ses positions et ses intérêts en demandant la levée de certains embargos
Une source importante de tension entre la Turquie et l’OTAN avait été l’acquisition par la Turquie du système S-400, dont la livraison a commencé en juillet 2019. Cet achat a suscité la colère de Washington car les S-400 sont inconciliables avec la défense intégrée de l’OTAN et le déploiement du système F-35. La Turquie s’est d’ailleurs retrouvée exclue de ce programme aéronautique. Moscou a ainsi continué à semer le trouble dans les relations entre Etats-Unis et Turquie et au sein de l’OTAN, déjà ébranlée par le coup d’Etat manqué de 2016 en Turquie et les dissensions au sujet des Kurdes syriens
La Turquie a veillé à développer des stratégies pour contrer l’influence russe. Elle a intensifié la coopération régionale avec d’autres pays (Ukraine, Géorgie, Azerbaïdjan) et soutient les projets de réunion tripartite Turquie-Azerbaïdjan-Géorgie. En janvier 2020, au Forum de Davos, le ministre turc des Affaires étrangères plaidait pour l’adhésion de la Géorgie à l’OTAN
En réponse à l'annexion illégale de la Crimée en 2014, l'OTAN a donné la priorité à la région de la mer Baltique. L'OTAN a déployé des groupements tactiques (« présence avancée renforcée », eFP) en Estonie, en Lettonie, en Lituanie et en Pologne pour décourager toute nouvelle agression russe. Dans la région de la mer Noire, cependant, l’OTAN a opté pour une « présence avancée sur mesure » (tFP), soit une force plus petite et avec des capacités moins importantes
Au moment de l’invasion russe de l’Ukraine, la mer Noire était particulièrement exposée. Un navire français avait effectué une patrouille au moins de janvier, tandis qu’avant le 24 février, seize navires des flottes russes, y compris des bâtiments lance-missiles, y avaient navigué. La faible présence de l’OTAN en mer Noire résulte d’une perception différente de la menace russe par les pays riverains et de la réponse à y apporter. La Turquie est par exemple opposée à une présence navale permanente de l’OTAN susceptible d’irriter la Russie
Ainsi, Ankara cultive une politique « indépendante » au sein de l’OTAN et veille avec habileté à ne pas s’appuyer trop sur l’alliance dans son voisinage avec la Russie pour ne pas créer de tensions. C’est dans cette même veine qu’elle tente actuellement de conduire son processus de médiation, jouant de sa proximité politique, géographique, sécuritaire avec tous les acteurs de la crise.
La Turquie, médiateur de premier plan
Des enjeux politiques et économiques pour la Turquie
La Turquie considère avoir la confiance à la fois de l’Ukraine et de la Russie et par conséquent se trouver en bonne position pour organiser des pourparlers entre elles. C’est aussi dans cette perspective qu’elle a œuvré à un accord sur la question des exportations de blé. Les ministres turc et russe des Affaires étrangères, Mevlüt Çavuşoğlu et Sergueï Lavrov, se connaissent bien et ont l’habitude de négocier ensemble
Néanmoins, « l’hyperactivité » diplomatique de la Turquie lui permet de donner l’image d’un pays pacifiste, participant à la résolution des crises alors que ces dernières années elle a plutôt été perçue comme une puissance régionale belliqueuse. Pour Erdoğan, la médiation et l’aide apportée par la Turquie couplées à une politique générale de « bonne entente avec les voisins » serait susceptible d’attirer des investissements étrangers et de relever un peu l’économie turque. La médiation sur le blé est également nécessaire du fait de sa propre dépendance aux céréales russes et ukrainiennes, respectivement 70 % et 15 %
La Turquie, acteur central pour le transit du blé
La Russie et l’Ukraine assurent 1/3 des exportations mondiales de céréales. Depuis le début de la guerre, les ports de la mer Noire sont à l’arrêt, les coûts de transport explosent et avec eux le prix des denrées alimentaires. De surcroît, comme cela a été souligné, la Turquie achète de grosses quantités de blé à la Russie et à l’Ukraine, et c’est par la Turquie que transitent les céréales à destination des pays du Sud, par les détroits du Bosphore et des Dardanelles, passages entre mer Noire et mer Méditerranée. La diplomatie turque s’est ainsi assez naturellement positionnée pour débloquer la crise du blocage des céréales ukrainiennes en mer Noire.
L’ONU et la Turquie ont parrainé un accord, formulé le 22 juillet prévoyant :
- la création d’une zone de sécurité pour permettre le passage des navires de commerce, qui ne seront pas attaqués par les belligérantsAFP, « Ukraine : accord sur l’exportation des céréales, poursuite des bombardements », Le Point, 22 juillet 2022.;
- le contrôle par l’ONU et la Turquie, dans les ports d’Istanbul, des navires à destination des ports ukrainiens pour s’assurer de l’absence d’armes.
L’accord est valable pour 120 jours, il exclut des opérations de déminage. Ce sont des pilotes ukrainiens qui ouvrent la voie aux cargos. Cet accord est fonctionnel puisque les exportations de blé ont repris le 1er août. L’Ukraine est sur le point d’atteindre le chiffre de 4 millions de tonnes de produits agricoles exportés, ce qui se rapproche des 5 millions par mois avant l’invasion russe
Un équilibre périlleux entre Russie, Ukraine et OTAN
Comme cela a été souligné, la Turquie redoute une domination russe de la mer Noire d’autant plus qu’elle subit un certain « encerclement » par la Russie de part et d’autre de ses frontières (Haut-Karabagh, Syrie) et que l’équilibre militaire est en faveur de Moscou suite à l’annexion de la Crimée du fait de la militarisation de la péninsule. La Russie cherche à dominer la mer Noire et à limiter le plus possible l’accès de l’OTAN, ce qui explique l’intérêt de la Turquie pour participer aux négociations. A partir du 1er mars, et après plusieurs jours de réflexion, elle a décidé de fermer les détroits du Bosphore et des Dardanelles aux navires de guerre, qu’ils soient des pays bordant la mer Noire ou non, sur la base de la Convention de Montreux de 1936, qui stipule qu’en temps de guerre, la Turquie doit empêcher le passage des navires militaires sauf s’ils regagnent leur base.
A l’été 2022, le président turc a eu deux entrevues avec son homologue russe, l’une à Téhéran le 19 juillet et l’autre à Sotchi le 5 août. La Turquie montre à ses partenaires de l’OTAN que même si elle ne peut pas infléchir la position de la Russie dans la guerre en Ukraine, elle est traitée avec égards par le dirigeant russe et qu’elle est apte à dialoguer avec lui. Elle envoie le signal qu’elle est incontournable et que ses positions doivent être prises en compte
Conclusion
Les accords du 22 juillet sur l’acheminement du blé en mer Noire constituent une victoire diplomatique pour Ankara. L’Ukraine voit en la Turquie, dont elle n’a cessé de se rapprocher depuis l’annexion de la Crimée, un pays ami qui contribue à sa sécurité par les coopérations d'armement et son attachement affiché à son intégrité territoriale. Pourtant, à un an de l’élection présidentielle, dans une économie fragile, la Turquie demeure très vulnérable envers la Russie du fait de sa dépendance sur l’énergie, le blé et le tourisme, et du renforcement considérable de sa présence en mer Noire depuis l’annexion de la Crimée, qui serait encore plus grande si la Russie parvenait à prendre Odessa. Moscou dispose de moyens de pression sur le dossier syrien. La Turquie cherche à repousser les Kurdes mais n’a pas reçu l’aval de Téhéran et de Moscou
La relation entre la Turquie et l’OTAN est solide malgré les turbulences, et bien qu’elle ait posé des conditions, elle a accepté l’adhésion de la Finlande et de la Suède. On peut cependant se demander si, si l’OTAN était amenée à jouer un rôle plus important en mer Noire, la Turquie jouerait un rôle appuyé en tant que plus grand pays riverain membre de l’alliance.
La Russie apparaît plus déterminée que jamais dans un espace qu’elle considère comme son pré carré. Bien qu’elle désire la levée de certaines sanctions, il est évident que cela ne suffirait pas à la convaincre de négocier avec l’Ukraine à des conditions acceptables pour cette dernière. Elle a déjà mentionné qu’elle souhaitait un changement de régime en Ukraine, l’annexion de Kherson et de Zaporijiia. L’élargissement possible de l’offensive russe dans le sud de l’Ukraine n’est guère rassurant car si la Russie arrive à prendre Odessa, l’Ukraine cesserait d’être un pays riverain de la mer Noire et d’être une puissance agricole du fait de l’absence de ports d’exportation. Par ailleurs, la diabolisation du pouvoir russe par Joe Biden ne propose pas des bases favorables à une discussion entre les deux premières puissances nucléaires mondiales.
L’ancien oligarque russe exilé à Londres Mikhail Khodorkovsky a déclaré qu’il était vain de penser pouvoir discuter avec Moscou sans faire de démonstration de force militaire et que la diplomatie est perçue comme une faiblesse par Vladimir Poutine. À défaut d’une confrontation militaire avec un acteur tiers qui semble très improbable, la diplomatie turque disposera-elle de suffisamment de leviers pour mettre en œuvre ses velléités de médiation, et si non, verra-on d’autres Etats ou organisations se joindre à elle pour permettre une résolution du conflit ?
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