La Turquie et la guerre en Ukraine, ou le retour à une politique du grand écart

Après la réconciliation avec la Russie à l’été 2016, qui s’est concrétisée par la construction du TurkStream et l’achat de systèmes anti-aériens russes S-400, mais aussi la pression sur l’Union européenne (UE) au sujet des réfugiés syriens, les rivalités autour des ressources gazières en Méditerranée orientale et les pénétrations dans les espaces aérien et maritime grecs en mer EgéeLa question des frontières est sujette à de très vives tensions avec Ankara, sachant que la Turquie n’est pas signataire de la Convention de Montego Bay, laquelle convention régit en grande partie le droit de la mer. Ceci explique que la Turquie ne reconnaît pas la ZEE de la Grèce en mer Égée., doublées d’une rhétorique particulièrement agressive à l’encontre de la Grèce, Recep Tayyip Erdoğan a vu dans la guerre en Ukraine l’occasion de « revoir sa copie » dans la perspective des élections législatives et présidentielles prévues dans un an. Il est inconcevable pour l’actuel président d’être évincé du pouvoir en 2023, année du centenaire de la République turque.

C’est dans ce contexte sensible pour le président turc que ce dernier s’est présenté comme un médiateur dans le conflit en Ukraine. Il s’agit pour lui de capitaliser sur cette guerre. Il semblerait que la Turquie renoue avec sa politique diplomatique d’équilibriste abandonnée en 2012 avec la crise syrienne. Replacer la Turquie sur l’échiquier régional voire au-delà, en misant à la fois sur un effort de médiation et le maintien de la politique du bras de fer, et afficher son ambition d’être reconnue comme une puissance pivot au Moyen-Orient et en Afrique du Nord sont deux éléments indissociables de l’agenda politique actuel d’Ankara. L’opposition d’Erdoğan aux candidatures de la Suède et de la Finlande à l’Otan, qui n’a pas manqué d’irriter ses partenaires de l’alliance, a constitué un moyen supplémentaire de faire pression et d’obtenir un certain nombre de concessions servant ses intérêts au nom de la sécurité de son pays.

La guerre en Ukraine : variable d’ajustement de la politique étrangère turque

Doit-on voir dans la guerre en Ukraine une opportunité pour la Turquie de montrer combien elle est indispensable ? On peut sans grand risque répondre par l’affirmative. Ces dernières années, les relations entre la Turquie et ses alliés occidentaux, particulièrement agitées et tendues, la prise de distance avec l’UE et, en même temps, le rapprochement avec la Russie, la Chine et l’Iran ont surtout révélé une volonté farouche de la Turquie de s’émanciper et de promouvoir ses ambitions.

Il est important de rappeler que des évolutions géostratégiques sont à l’œuvre au Moyen-Orient depuis que les Etats-Unis ont annoncé leur « désengagement »Ce désengagement s’est amorcé au cours du second mandat de Barack Obama, élu sur, entre autres, la promesse du retrait des forces armées nationales d’Irak et d’Afghanistan. Obama cherchait également à recentrer la politique étrangère vers l’Asie Pacifique pour faire face à la réémergence de la Chine. Ce désengagement s’est intensifié sous la présidence de Donald Trump. Août 2021 a vu le retrait des dernières troupes américaines d’Afghanistan. – dans le sens d’un retrait par rapport aux crises et conflits qui déchirent cette région. Pour la Turquie, cela constitue une opportunité de s’affirmer comme une puissance moyenne. Après avoir poursuivi la politique étrangère établie par Ahmet DavutoğluAhmet Davutoğlu a été le conseiller d’Erdoğan, puis son ministre des Affaires étrangères à partir de 2009, avant de devenir son Premier ministre jusqu’à sa démission en mai 2016. Il est l’auteur de l’ouvrage La profondeur stratégique, publié en 2001, véritable best-seller, dans lequel il revendique avec force l’héritage ottoman de la Turquie contemporaine., fixant un double objectif – l’adhésion à l’UE et la politique du « zéro problème » avec les voisins –, Ankara a dû changer son fusil d’épaule. La crise syrienne a non seulement mis à mal sa politique du « zéro problème » mais elle a aussi fait ressurgir la question kurde, l’une des grandes obsessions de la Turquie. En effet, l’ascension de l’YPDYPD ou PYD (Partiya Yekita Demokrat, ou Parti de l’Union Démocratique), mouvement kurde syrien créé par les cadres du PKK. L’YPD est flanqué d’une branche armée, sa milice : les Unités de Protection du Peuple ou Yekîneyên Parastina Gel (YPG). (créé par le PKK) dans le RojavaLe Rojava, ou Rojavayê Kurdistanê (Kurdistan occidental), est composé de trois cantons : le gouvernorat d’Al-Hassaké, au nord-est, région frontalière de l’Irak et de la Turquie, le district de Kobané sur la frontière turque et celui d’Afrine au nord-ouest du pays, frontalier de la Turquie. a été immédiatement perçue comme une menace par les autorités turques. Les printemps arabes, vus par Ankara comme une occasion inespérée de soutenir très ouvertement les Frères musulmans, ont en définitive contribué à fragiliser un peu plus la position de la Turquie sur la scène régionale – l’Egypte, les Emirats arabes unis (EAU) et la monarchie saoudienne, considérant la Confrérie comme une organisation terroriste, voient d’un très mauvais œil tout soutien aux islamistes fréristes.

L’interventionnisme particulièrement marqué de la politique étrangère turque ces dernières années, que ce soit en Syrie, en Libye ou dans le Caucase (conflit du Haut-Karabakh), a eu pour effet de l’isoler encore plus : la « Türkiye »À la suite d’un courrier officiel d’Ankara remis aux Nations unies le 1er juin 2022, la Turquie doit dorénavant être désignée par son nom turc « Türkiye » dans toutes les langues. Le but est d’éviter toute confusion et connotation négative associées à son nom en anglais, Turkey, signifiant dinde. C’est aussi une façon de réaffirmer son leadership sur la scène internationale et dans le pays.  a suscité beaucoup d’inquiétudes, voire d’exaspération chez ses voisins, tout en apparaissant comme une alliée de moins en moins fiable auprès de ses partenaires occidentaux. Dans ce contexte, la guerre en Ukraine a constitué pour elle, du moins dans les premières semaines, une carte lui permettant de se réaffirmer comme membre de l’Otan après des années de divergences assez vives.

La situation en Ukraine permet à la Turquie de renouer avec sa politique étrangère d’équilibrisme, l’amenant à multiplier et diversifier ses partenaires. Ankara, en menant une politique des plus pragmatiques, cherche avant tout à garantir ses intérêts : condamner l’invasion de l’Ukraine, rappeler ainsi son engagement au sein de l’Otan et, plus largement, auprès des Occidentaux, et garantir par là même ses relations avec Kiev – tout en protégeant son partenariat économique et énergétique avec Moscou. Le président Erdoğan, jouant sur ses bonnes relations avec la Russie et l’Ukraine, deux partenaires essentiels pour lui, s’est imposé au début de l’invasion de l’Ukraine comme un intermédiaire naturel, au grand dam d’Israël, de la France et de l’Allemagne. C’est dans ce contexte que la Turquie a tout mis en œuvre pour accueillir les deux premiers rounds de négociations entre Kiev et Moscou le 10 mars à Antalya et le 29 mars à Istanbul. Même si ces négociations n’ont abouti à rien de concret, le fait qu’elles se soient tenues en Turquie fut déjà en soi une petite victoire pour Erdoğan en le remettant sous le feu des projecteurs. L’accord signé le 22 juillet à Istanbul permettant d’exporter les céréales ukrainiennes et russes via la mer Noire va dans ce sensLes différentes délégations se sont retrouvées dans l’enceinte du palais de Dolmabahçe, sur le Bosphore, en présence du Secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, du président turc, des ministres turc et russe de la Défense et du ministre ukrainien des Infrastructures..

Alors qu’il y a encore peu temps, certains membres de l’Otan envisageaient l’exclusion de la Turquie, celle-ci, dès le mois de mars, a été vue comme une pièce maîtresse dans les pourparlers à venir concernant la guerre en Ukraine. L’annonce faite le 28 février sur l’interdiction de l’accès aux détroits du Bosphore et des Dardanelles à tout navire militaire a été saluée par WashingtonLa Croix avec l’AFP, « La Turquie interdit le Bosphore et les Dardanelles à tous les navires de guerre », www.la-croix.com, 28 février 2022. . Cela n’a pourtant pas empêché le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlut Çavuşoğlu, d’affirmer dès le lendemain que les oligarques russes pouvaient continuer à faire des affaires en Turquie. De même, Ankara a refusé de se joindre aux sanctions imposées par les Occidentaux et de fermer son espace aérien à la Russie.

Ménager la Russie et l’Ukraine, deux partenaires essentiels pour l’économie turque    

Depuis le début du conflit, Ankara continue à mettre tout en œuvre pour garantir des relations aussi bonnes que possible avec les deux parties. La mer Noire demeure un enjeu essentiel pour la Turquie et si d’aventure Poutine s’emparait d’Odessa, et ainsi de tout le littoral ukrainien, il va sans dire que cela réveillerait de vieilles rivalités remontant au 17ème siècle – entre Russes et Ottomans. La guerre en Ukraine non seulement modifie fondamentalement la géopolitique et l’équilibre des puissances dans la région de la mer Noire, mais elle fait aussi de la Turquie, à ce stade du conflit, l’un des principaux centres diplomatiques.

Les rapports entre la Russie et la Turquie ont toujours été à géométrie variable, la crise du Soukhoï abattu en 2015 est là pour le rappelerUn Su-24 russe a été abattu le 24 novembre 2015 au retour d’une mission de combat par deux avions de chasse F-16 turcs. L’avion volait à une altitude de 6 000 mètres à la frontière turco-syrienne. La Russie exige des excuses officielles. La Turquie rejette les accusions de Moscou, qui impose alors des sanctions à Ankara.. La tentative de putsch contre le président turc en juillet 2016 a fait prendre un nouveau virage aux relations assez chaotiques entre V. Poutine et R.T. Erdoğan et mis un terme à la crise diplomatique. Même si dès lors les relations se sont quelque peu apaisées, cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y a pas de divergences entre les deux acteurs, qui s’opposent sur plusieurs dossiers régionaux, en particulier la Libye et Idlib en Syrie. Quant à Kiev, Ankara lui fournit ses drones Bayraktar TB2Ce drone est conçu par la société Baykar, dirigée par Selçuk Bayraktar, le gendre de M. Erdoğan, et son frère Haluk Bayraktar. et a appelé à de maintes reprises au respect de l’intégrité territoriale de l’Ukraine depuis l’annexion de la Crimée. 

Le conflit en Ukraine pourrait fragiliser encore plus une économie turque en difficultés depuis déjà 2018-2019. Et si la Turquie cherche à tirer son épingle du jeu à travers cette guerre, c’est avant tout pour faire face à la crise monétaire et financière qu’elle traverse, une nécessité à la veille des élections législatives et présidentielles prévues en 2023. Plus la guerre en Ukraine durera, plus la situation économique sera difficilement supportable pour Ankara. Il est vital pour la Turquie de rester attractive aux yeux de ses partenaires et éventuels futurs investisseurs du fait de l’inflation galopante qui s’est amplifiée ces dernières semaines, et qui aurait atteint, officiellement, 73,5 % en mai dernierLe Point avec l’AFP, « Turquie : l’inflation à 73,50 % en mai sur un an », www.lepoint.fr, 3 juin 2022. (mais qui en réalité dépasserait les 150 %).

Or, la Turquie a des intérêts économiques essentiels autant avec Moscou qu’avec Kiev. Se poser en « puissance émissaire » lui permet d’éviter de faire des choix trop tranchés et de se mettre à dos l’une ou l’autre« Opinion by Galip Dalay, Why Turkey is in a unique position to mediate », edition.cnn.com, 29 mars 2022.. La Russie et l’Ukraine sont des atouts majeurs pour les entreprises turques du BTP, mais également pour les secteurs touristique, agricole et de l’énergie. L’activité de la construction risque d’être fortement impactée (en 2021, les hommes d’affaires turcs avaient remporté pas moins de trente contrats avec la Russie pour un montant de 11 milliards de dollars« Turkey not to suffer shortage in grains: Ministry », www.hurriyetdailynews.com, 26 février 2022.). Concernant l’Ukraine, les projets – en cours mais suspendus – menés par les entrepreneurs turcs s’élevaient, avant la guerre, à environ 3 milliards de dollarsIbid.. Pour le secteur touristique, la Russie représentait à elle seule 19 % des visiteurs étrangers en Turquie en 2021 (avec plus de 4,7 millions de visiteurs), l’Ukraine formant le troisième groupe en termes de fréquentation (8,3 % avec 2,1 millions de visiteurs) derrière l’Allemagne (3,1 millions de touristes, soit 12,5 %). En un jour, dès le lendemain de l’invasion russe, les réservations, tant russes qu’ukrainiennes (sans évidemment oublier les autres nationalités), ont chuté de 70 %Ceyda Caglayan, Can Ceyser, « Russian invasion of Ukraine threatens to hit Turkey’s economy », www.reuters.com, 25 février 2022..

Avec l’Ukraine, les liens dans le domaine agricole sont forts : pour 2020-2021, même si la Russie représentait la plus grosse part des importations turques de blé, avec 78 % de ses besoins, l’Ukraine couvrait 9 % du blé importé en Turquie contre 13 % en provenance d’autres paysFatih Tufekci, « Guerre en Ukraine et flambée des prix en Turquie », www.medyaturk.info, 7 mars 2022.. Par ailleurs, ce pays reste incontournable pour l’huile de tournesol : la Turquie en consomme près de 900 000 tonnes par an alors qu’elle n’en produit qu’entre 400 000 et 450 000 tonnes. Les coopérations dans le domaine de l’armement ne sont pas négligeables.

Le ministre de l’Energie et des Ressources naturelles, Fathi Dönmez, a déclaré au quotidien Hürriyet le 23 février 2022 que la Russie s’engageait à respecter ses obligations au niveau des contrats de gaz naturel, ce qui a été effectivement le cas. Celle-ci demeure une source majeure d’approvisionnement en gaz de la TurquieRafiq Latta, « Ukraine War Complicates Turkey’s Gas Challenge », www.energyintel.com, 9 mars 2022. : en 2015, les importations de gaz russe s’élevaient à 48,43 Gm³ (soit 55,3 % des importations turques), après avoir enregistré une baisse entre 2016 et 2020 (quand la part du gaz russe représentait 48,13 Gm³, environ 33,6 %). En 2021, les importations de gaz russe atteignaient 58,70 Gm³ (44,9 %). Il est essentiel pour le pays de sécuriser ses approvisionnements. La Méditerranée orientale est un espoir pour une Turquie très dépendante du gaz russe, et à ce titre Israël est une option à ne pas écarter, même si pour le moment, la visite du président israélien, Isaac Herzog, en mars dernier à Ankara en vue de renouer avec son homologue turc n’a pas débouché sur un accordRecep Tayyip Erdoğan s’est dit « prêt à coopérer avec Israël en matière d’énergie et de sécurité énergétique », son objectif étant d’acheminer le gaz israélien vers l’Europe via la Turquie..

Avec la crise économique et un recul de sa popularitéCertaines personnalités de l’opposition turque gagnent du terrain auprès des électeurs ces derniers mois. C’est le cas du maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, et de celui d’Ankara, Mansur Yavas (il s’agit des deux plus grandes villes de Turquie). La dernière enquête de l’institut de recherche Istanbul Economics fait ressortir que Yavas et Imamoglu obtiennent de bien meilleurs résultats qu’Erdoğan dans les sondages : ainsi 52,5 % des électeurs préfèrent Yavas, contre 38,1 % qui se prononcent en faveur d’Erdoğan. De même, 51,4 % des électeurs choisiraient Imamoglu lors de l’élection présidentielle de 2023 et 39,9 % – Erdoğan (« Turquie: les rivaux d’Erdogan montent en flèche dans les sondages avant l’élection de  2023 », www.arabnews.fr, 21 mai 2021). Dans une autre étude menée en décembre 2021 par Institut MetroPOLL, Mansur Yavaş est passé à 60,4 %, Ekrem İmamoğlu à 50,7 %, et le président Erdoğan à 37,9 %, derrière Meral Akşener avec 38,5 % (Sandro Basili, « Les maires d’Ankara et d’Istanbul en tête dans un récent sondage de popularité », www.lepetitjournal.com, 5 janvier 2022)., Erdoğan s’est vu contraint d’opérer un virage. C’est dans ce cadre que la guerre en Ukraine permet, pour le moment, à Ankara d’amorcer un rapprochement avec Washington, l’UE et l’Otan, ce qui ne signifie pas pour autant un retour total dans le giron occidental, de nombreux points de divergence perdurant.

Face à l’Otan, une politique de l’entre-deux

Malgré les menaces de Washington, le rapprochement Ankara-Moscou

Perçue comme l’enfant terrible de l’Otan, la Turquie a cherché à mobiliser le dossier ukrainien de sorte de radoucir les relations avec Washington et les autres membres de l’organisation nord-atlantique, quelque peu tumultueuses ces dernières années, en particulier depuis la signature en septembre 2017 d’un contrat avec la Russie prévoyant la fourniture de quatre batteries de S-400 pour un montant de 2,2 milliards d’euros (soit 2,5 milliard de dollars)Marie Jego, « La Turquie signe avec la Russie pour la fourniture de missiles antiaériens S-400 », www.lemonde.fr, 13 septembre 2017.. L’accord était alors perçu comme une menace pour les Etats-Unis, d’autant que la Turquie est la deuxième armée de l’Otan. Cet achat était une réponse de celle -ci au peu de réactions des alliés traditionnels après la tentative de putsch de juillet 2016, aux appels de certains dirigeants au respect de l’état de droit face aux répressions et purges menées suite à ce coup d’Etat ratéLe ministre canadien des Affaires étrangères, Stéphane Dion, appela son homologue turc à régler « l’après-coup d’État » selon les « principes fondamentaux de la démocratie ». Barack Obama, exhorta lui aussi toutes les parties en Turquie à « agir dans le respect de l’État de droit »., et aussi et surtout au soutien apporté aux Kurdes de Syrie par les Etats-Unis dans le cadre de la lutte contre l’Etat islamique.

Malgré les mises en garde répétées de Washington adressées à Ankara, la livraison des missiles S-400 commença le 12 juillet 2019, selon une déclaration du ministre turc de la DéfenseLe Monde avec AFP, « La livraison de missiles russes S-400 à la Turquie ‘a commencé’, annonce Ankara », www.lemonde.fr, 12 juillet 2019.. Après l’achat par Ankara de ces systèmes, les Etats-Unis ont exclu la Turquie du programme de développement et d’achat de l’avion de combat F-35. En vendant ses S-400 à la Turquie, Vladimir Poutine avait clairement la « garantie » que Washington suspendrait la vente des avions F-35, privant l’Otan de ces appareils essentiels pour la sécurité en mer Noire. Washington imposa aussi des sanctions ciblant la direction des industries de défense turques« La Turquie prête à acheter un deuxième lot de missiles de défense aérienne russes S-400 », www.latribune.fr, 26 septembre 2021.. En dépit des sanctions américaines, Erdoğan annonça être prêt à se porter acquéreur d’un deuxième lot de missiles de défense anti-aérienne russes en septembre 2021.

Il est cependant nécessaire de rappeler que les crispations avec les Etats-Unis sont bien plus anciennes. Le 1er mars 2003, le Parlement turc avait rejeté la demande de Washington de passer par la Turquie pour projeter ses forces en Irak. La discorde monta d’un cran quand l’armée américaine intercepta en juillet de la même année des membres des forces spéciales turques à Süleymaniye au nord de l’Irak, soupçonnés d’avoir tenté d’assassiner le gouverneur kurde de Mossoul. Quant au soutien de Washington aux combattants kurdes de l’YPD, dans la lutte contre l’Etat islamique, il fut perçu comme une menace aux yeux d’Ankara et donc contraire aux principes fondamentaux de l’Otan, qui doit assurer la sécurité de ses membres.

La guerre en Ukraine : une occasion d’adresser des signes positifs aux alliés de l’Otan

Dès le début du conflit en Ukraine, Ankara a semblé prendre une orientation plus atlantiste sans pour autant contrarier la Russie. Cette guerre est pour la Turquie l’opportunité de montrer à ses alliés occidentaux qu’elle est toujours un partenaire fiable. Dans ce cadre, elle est consciente qu’elle représente un atout stratégique pour ces mêmes alliés dans la sécurité en mer Noire.

Le 17 mars, l’administration Biden a déclaré que la vente des F-16 à la Turquie était dans l’intérêt des Etats-Unis et de l’Otan, répondant à la demande formulée par Ankara de s’équiper de ces avions de combat et de faire l’acquisition de 80 kits de modernisation pour sa flotte déjà en service. Tout avait été suspendu avec l’affaire des S-400. Le dernier signe de rapprochement est le lancement, début avril, d’un mécanisme stratégique entre la Turquie et les Etats-Unis pour renforcer les liens bilatérauxCe mécanisme a été annoncé à Rome en octobre 2021, lors de la rencontre entre le président turc Recep Tayyip Erdoğan et son homologue américain Joe Biden. Il vise à reconstruire la coopération entre les États-Unis et la Turquie dans les domaines de l’économie et de la défense, la lutte antiterroriste et les questions régionales et mondiales.. Il semble clair que l’Otan souhaite garder la Turquie à ses côtés, tout comme la Turquie a conscience, malgré tout, qu’elle ne sera pas en mesure de trouver un autre partenaire capable de garantir sa sécurité même si, encore une fois, le soutien américain aux Kurdes a été vécu comme une menace et une « trahison ». Ce retour au dialogue avec Washington ne va du reste pas l’empêcher de continuer à semer le trouble au sein de l’organisation.

Souffler le chaud et le froid autour des candidatures de la Suède et de la Finlande à l’Otan

L’invasion russe de l’Ukraine a eu pour effet de pousser la République de Finlande et le Royaume de Suède, jusqu’alors neutres et très attachés à ce statut, à annoncer le 15 mai 2022 leur intention de rejoindre l’Alliance atlantique. La réaction de la Turquie ne se fit pas attendre, le président Erdoğan affirmant dès le 16 mai au soir qu’il n’était pas question pour lui d’accepter les deux candidatures. Cette déclaration n’empêchera pas les deux Etats de déposer simultanément, le 18 mai, leur lettre officielle de demande d’adhésion en tant que membres de plein droit de l’Otan.

La menace de la Turquie de poser son veto est révélatrice de plusieurs choses. D’une part, Ankara cherche à maintenir une position ambivalente entre la Russie et l’Otan. Cette opposition est aussi une façon pour Ankara d’obtenir gain de cause sur des dossiers stratégiques pour elle. Il s’agit dans un premier temps de faire pression pour que Washington accède enfin aux demandes de livraison et de modernisation de ses avions de combat F-16Le président turc profite des dernières tensions avec la Grèce pour accuser celle-ci de bloquer le dossier des F-16. Erdoğan, prenant soin de ne jamais le nommer, a critiqué Kyriakos Mitsotakis, le Premier ministre grec, l’accusant, au cours d’un déplacement à Washington mi-mai, d’avoir tenu devant le Congrès américain des propos appelant à ne pas fournir les avions de combat F-16 demandés par la Turquie.  et lève son veto concernant l’achat des F-35. Par ailleurs, Ankara considère la Suède et la Finlande comme des « repaires pour les organisations terroristes » que sont à ses yeux le PKK et l’YPGUnités de protection du peuple kurde, milices pro-kurdes syriennes. La Suède, particulièrement sensible aux questions des droits de l’Homme, en particulier les droits des minorités, a accueilli près de 100 000 Kurdes.. Mevlut Cavuşoğlu, le chef de la diplomatie turque, a exigé de Stockholm et d’Helsinki qu’ils mettent un terme à tout soutien à ces mouvementsJared Malsin, « Turkey Lays Out Demands as Finland, Sweden Plan NATO Entry », www.wsj.com, 16 mai 2022. tout en leur réclamant la levée de l’embargo sur les ventes d’armes imposé après l’opération « Source de paix » conduite en octobre 2019 par la Turquie contre les Kurdes en Syrie. Recep Tayyip Erdoğan entend aussi obtenir de la Suède une réponse positive aux demandes d’extradition émises par Ankara à l’encontre de membres du PKK résidant dans le royaume.

Ces gesticulations d’Erdoğan sont, de surcroît, une manière pour lui de montrer aux Turcs qu’il reste l’homme de la situation et le seul capable de veiller à la sécurité du pays.

Conclusion

Dans le contexte de la guerre en Ukraine, les semaines et mois à venir seront déterminants pour l’image de la Turquie, qui, on peut s’en douter, ne pourra à elle seule régler la crise. Le fait qu’elle se soit posée comme médiatrice, bien que pour le moment les négociations soient au point mort, vise avant tout à redorer son image à l’international mais également auprès de son électorat. De fait, les élections présidentielles et législatives prévues en juin 2023 pèsent de tout leur poids dans cette posture, alors qu’Erdoğan et son parti, l’AKP, sont fragilisés par une économie en criseSix partis politiques turcs ont signé, le 28 février 2022, un protocole d’entente en vue de s’allier pour faire face à Erdoğan et à son parti (Noura Doukhi, « Face à Erdogan, l’opposition s’unit en vue des élections de 2023 », www.lorientlejour.com, 8 mars 2022).. A cela s’ajoute le fait que la Turquie souhaite plus que tout que ses partenaires de l’Otan reconnaissent « enfin » ses préoccupations sécuritaires liées au PKK et à l’YPG – elle a d’ailleurs cherché à infléchir les positions de la Suède et de la Finlande à ce sujet.

Ankara a fait monter les enchères, tout en étant parfaitement consciente qu’il était périlleux d’imposer son veto à l’entrée de la Suède et de la Finlande dans l’Otan. Cependant, malgré les scénarios les plus pessimistes mettant en doute l’adhésion de la Suède et de la Finlande dans un délai assez court, et après plus d’un mois de pourparlers entre Ankara, Stockholm et Helsinki, un protocole d’accord a été signé le 28 juin à Madrid. L’Alliance atlantique a pu ainsi afficher une certaine unité face à Moscou. D’une part, cet accord prend en compte les préoccupations turques sur le dossier kurdeLa Suède et la Finlande ont non seulement pris l’engagement de ne fournir aucun soutien aux Kurdes syriens ; elles ont aussi confirmé considérer le PKK comme une organisation terroriste et pris l’engagement de mener la lutte contre le terrorisme conformément aux dispositions des documents et politiques de l’Otan. A cela s’ajoute le renforcement de leur coopération avec Ankara en matière de lutte contre le terrorisme et le crime organisé. Pour finir, il est précisé dans l’accord que la Finlande et la Suède traiteront les demandes d’expulsion ou d’extradition de personnes soupçonnées d’appartenance ou de lien avec le PKK et l’YPD. et les exportations d’armes ; d’autre part, Erdoğan a obtenu des deux pays candidats un engagement à ne pas soutenir le mouvement de Fethullah Gülen, qu’il accuse d’être à l’origine de la tentative de coup d’Etat en juillet 2016.

Mais sur la durée, jouer les équilibristes peut se révéler risqué pour Erdoğan comme pour la Turquie, d’autant plus que même si celle-ci tente de renouer avec un certain nombre de pays du Moyen-Orient, pour le moment les résultats ne sont pas encore à la hauteur de sa diplomatie particulièrement active ces dernières semaines. Les tensions avec la Grèce fragilisent un équilibre déjà très précaire, mais, là aussi, n’oublions pas que les discours très belliqueux confortant un nationalisme ambiant répondent à l’agenda électoral turc de 2023.

 

Crédit image : ymphotos/Shutterstock.com

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