La dissuasion française au troisième âge nucléaire

Introduction

L’existence de différents « âges nucléaires » est avant tout un parti pris théorique, un concept bâti pour faciliter une certaine lecture de l’histoire stratégique depuis l’invention de l’arme nucléaire. Pour autant, cette notion s’avère utile pour mettre en exergue certaines tendances. Au-delà de la sphère académique, elle s’est progressivement imposée dans le discours politique et stratégique, en particulier aux États-Unis. Cette notion ne délimite pas de manière précise ou incontestable des ères temporelles hermétiques, et est relativement occidentalo-centrée. Mais elle se révèle pertinente pour l’analyse en raison de son influence sur la politique nucléaire menée dans les faits par les États. Par exemple, la politique de défense antimissile américaine conduite depuis vingt ans a été largement marquée par la volonté de prendre en compte la menace liée au développement d’armes de destruction massive (ADM) et de missiles balistiques par les États proliférants et non pas seulement avec l’objectif de maintenir une forme de stabilité stratégique basée sur la vulnérabilité mutuelle avec la Russie. Le développement de certaines capacités non nucléaires entre également dans cette logique. Certaines de ces décisions politiques sont aujourd’hui à l’origine des défis du troisième âge nucléaireAndrew Futter, Benjamin Zala, « Strategic non-nuclear weapons and the onset of a Third Nuclear Age », European Journal of International Security, 2021..

Il est généralement admis que le premier âge nucléaire a été caractérisé par la confrontation entre deux superpuissances (États-Unis et URSS), la peur d’un affrontement majeur Est-Ouest et un phénomène de course aux armements bilatérale. Une forme d’équilibre et de stabilité s’est basée sur le concept de destruction mutuelle assurée, sur la capacité de riposte en second et sur les mécanismes progressivement adoptés de maîtrise des armementsVoir en particulier Robert Jervis, The Meaning of the Nuclear Revolution: Statecraft and the Prospect of Armageddon, Ithaca, NY: Cornell University Press, 1989 et John H. Herz, International Politics in the Atomic Age, New York: Columbia University Press, 1959.. La dissuasion élargie a également été développée pour contribuer à la stabilité stratégiqueJenny Naylor, « The Third Nuclear Age », Comparative Strategy, vol. 38, n° 4, 2019..

Le second âge nucléaire est réputé avoir commencé à la fin de la Guerre froide, suite à la disparition de l’Union soviétique et de la logique de blocsGregory D. Koblentz, « Strategic Stability in the Second Nuclear Age », Council Special Report, n° 71,Council on Foreign Relations, novembre 2014 ; Michael Krepon, Travis Wheeler, et Shane Mason (eds.), The Lure and Pitfalls of MIRVs: From the First to the Second Nuclear Age, Stimson Center, mai 2016 ; Zenel Garcia, « Strategic stability in the twenty-first century: The challenge of the Second Nuclear Age and the logic of stability interdependence », Comparative Strategy, vol. 36, n° 4, 2017.. Fred Iklé l’évoque à partir de 1996 en notant les changements en cours et les défis émergentsFred Charles Iklé, « The Second Coming of the Nuclear Age », Foreign Affairs, vol. 75, n° 1, 1996.. Il se caractérise par l’irruption de nouvelles menaces liées aux risques de prolifération, à la multipolarité nucléaire, au lien entre l’acquisition d’armes nucléaires et d’autres ADM, et aux crises régionales. Dans un contexte de tensions réduites entre les deux grandes puissances nucléaires, il s’accompagne d’une réflexion sur l’émergence de nouveaux acteurs dans le jeu nucléaire et se caractérise par une volonté de faire jouer les institutions multilatérales pour réduire l’instabilité causée par la prolifération nucléaire dans plusieurs régions du globeVoir en particulier Colin S. Gray, The Second Nuclear Age, Boulder, CO: Lynne Reinner, 1999 ; Paul Bracken, « The structure of the Second Nuclear Age », Orbis, vol. 47, n° 3, 2003 et Vipin Narang, Nuclear Strategy in the Modern Era: Regional Powers and International Conflict, Princeton, NJ: Princeton University Press, 2014..

Il est intéressant de noter que le théoricien Colin Gray anticipe en 1999 que « le second âge nucléaire peut être vu comme une période d’interrègne entre des cycles irréguliers de pics dans la sorte de rivalité entre grandes puissances qui organise plusieurs dimensions de l’histoire stratégique »Colin S. Gray, op. cit.. De fait, depuis plusieurs années, théoriciens et observateurs du paysage international annoncent l’émergence d’un troisième âge nucléaire. L’invasion de l’Ukraine par la Russie et la confrontation indirecte avec l’OTAN en découlant semblent être le symbole de ce changement. Cette ère se caractérise par un retour de la dissuasion entre grandes puissances, dans un monde multipolaire dans lequel les domaines d’affrontement s’entrecroisentRebecca Hersman, « Wormhole escalation in the new nuclear age », Texas National Security Review, été 2020 ; Nicholas L. Miller et Vipin Narang, « Is a new nuclear age upon us? Why we may look back on 2019 as the point of no return », Foreign Affairs, décembre 2019 ; Jenny L. Naylor, op. cit.. Trois tendances sont signalées comme caractéristiques de cet âge naissant : une nouvelle importance donnée au concept de dissuasion, l’affrontement des grandes puissances dans le cadre de guerres par procuration et de guerres asymétriques « sous la voûte de la dissuasion nucléaire » et « le couplage entre dynamiques conflictuelles régionales et jeu stratégique des grands »Pierre Vandier, La dissuasion au troisième âge nucléaire, Editions du Rocher, 2018..

Certains jugent que le troisième âge nucléaire est avant tout caractérisé par le déploiement de certaines armes non nucléaires de nature stratégique, qui viennent peser sur la stabilité globale. Ces développements technologiques, issus pour la plupart du second âge nucléaire, se combinent avec le retour d’une hostilité marquée entre grandes puissances qui rappelle les circonstances du premier âge nucléaire. L’imbrication entre forces conventionnelles et nucléaires, caractérisée par le développement d’armes duales ou l’ambiguïté sur la nature des armes, est aussi considérée comme une caractéristique du troisième âge nucléaire.

La posture de dissuasion française n’est pas profondément modifiée par ces changements de paradigmes. En effet, la France a fait le choix de continuer à s’appuyer sur une dissuasion nucléaire robuste depuis la fin de la Guerre froide et a dans une certaine mesure anticipé la remontée en puissance de la compétition stratégique entre États dotés. Ces évolutions nécessitent cependant de repenser certaines politiques, d’autant qu’elles peuvent être couplées à de nouveaux développements technologiques. Dans ce contexte, il est intéressant d’observer la manière dont la France envisage sa place dans le troisième âge nucléaire. Cette réflexion intervient alors que des choix sont faits aux niveaux politique et capacitaire et que sont abordés des tournants technologiques. Elle vise aussi à penser l’intégration de la stratégie française avec les analyses de ses alliés et partenaires, et en particulier à prendre en compte les problématiques de défense européenne.

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