La déclaration de Washington : un nouvel épisode pour la dissuasion élargie américaine en Corée du Sud ?
Observatoire de la dissuasion n°109
Emmanuelle Maitre,
Antoine Bondaz,
juin 2023
Le 26 avril 2023, le Président Biden et le Président Yoon ont présenté la Déclaration de Washington, un texte qui réaffirme la dissuasion élargie américaine au profit de la Corée du Sud. Ainsi, les États-Unis soulignent que « toute attaque nucléaire par la Corée du Nord contre la Corée du Sud sera contrée par une réponse rapide, puissante et décisive [swift, overwhelming and decisive response] ». La Corée du Sud rappelle de son côté son attachement à son statut d’État non doté d’armes nucléaires du TNP. Plus spécifiquement, le texte indique la création d’un nouveau forum de concertation sur les questions nucléaires, intitulé le Nuclear Consultative Group (NCG), qui a pour vocation de « renforcer la dissuasion élargie, discuter de planification nucléaire et stratégique, et gérer la menace au régime de non-prolifération posée par la Corée du Nord ». Il est également prévu une meilleure intégration des forces conventionnelles sud-coréennes aux exercices nucléaires américains et la réalisation de simulations conjointes de gestion de crises nucléaires sur la péninsule. Washington indique que ses capacités stratégiques seront plus fréquemment déployées en Corée du Sud, bombardiers mais également SNLE, ce qui n’était pas le cas précédemment
La publication de cette déclaration n’est pas étonnante dans un contexte marqué par la montée en puissance du débat sud-coréen sur l’opportunité de se retirer du TNP et de se doter de son propre programme d’armes nucléaires
Ainsi, Yoon Suk-yeol lui-même a appelé le sommet « une extension sans précédent et un renforcement de la stratégie de dissuasion intégrée », et a noté que cette déclaration devrait « soulager les inquiétudes des Sud-Coréens liées aux armes nucléaires nord-coréennes »
Sans surprise pour autant, la Déclaration de Washington a suscité un certain nombre de critiques. Tout d’abord, du point de vue du parti d’opposition sud-coréen, le parti démocrate (PD), il est noté que la déclaration ne procure pas de garanties supplémentaires par rapport aux engagements pris lors du Sommet Moon-Biden en 2021. Les dirigeants du parti accusent l’administration Yoon de se montrer trop servile vis-à-vis des États-Unis, et de ne pas défendre les intérêts nationaux du pays. Le PD utilise plusieurs épisodes impopulaires, comme le rapprochement souhaité par Yoon Suk-yeol avec le Japon, des révélations sur des écoutes américaines ou encore l’incapacité sud-coréenne à faire prévaloir plusieurs intérêts économiques face à Washington, pour dénoncer les « humiliations » liées à la politique préconisée par le PPP
Du côté des experts qui défendent l’option nucléaire nationale, la Déclaration a principalement suscité de la déception. En particulier, un édito remarqué du quotidien conservateur Chosung Ilbo note que le mécanisme mis en place est très différent du partage nucléaire de l’OTAN, puisqu’il n’inclut pas le déploiement d’armes nucléaires en Corée du Sud. Il signale que les « documents signés » et les « promesses » américaines ne résolvent pas le doute fondamental sur la volonté américaine de mettre en péril son propre territoire pour protéger Séoul, doute partagé par une majorité de Coréens et qui représente selon le chroniqueur une opinion « réaliste et de bon sens ». Le journal s’indigne du fait que la Corée du Sud ait rappelé ses engagements au titre du TNP, estimant qu’alors que « la Corée du Nord menace de nous attaquer avec des armes nucléaires presque tous les jours, il est difficile pour un État souverain d’abandonner explicitement ses moyens de défendre son peuple sans conserver une forme d’ambiguïté ». Il accuse Washington d’être « plus concerné par les développements nucléaires en Corée du Sud que par la neutralisation du programme nucléaire nord-coréen », et estime qu’in fine, Séoul ne doit pas oublier « que son ultime protecteur est elle-même »
Ces arguments sont repris par d’autres commentateurs conservateurs, qui notent que le renforcement de la dissuasion élargie n’existe que « sur le papier » et qu’elle est conditionnée au bon vouloir des États-Unis. En particulier, des auteurs soulignent que Séoul souhaitait indiquer dans le document que toute frappe nucléaire nord-coréenne entraînerait une riposte nucléaire américaine, mais que la Maison Blanche a souhaité conserver une ambiguïté à ce sujet pour ne pas contraindre le Président américain à une quelconque décision en cas de crise
Jeong Seong-jang, directeur au Sejong Institute et principale voix favorisant un arsenal nucléaire sud-coréen indépendant, note quelques points positifs de l’accord et en particulier l’établissement du NCG mais regrette l’abandon volontaire du droit sud-coréen de se retirer du TNP « pour garantir sa survie ». Il regrette aussi que l’administration Yoon n’ait pas profité du sommet pour obtenir une coopération bilatérale sur un programme de SNA à l’instar d’AUKUS, mais aussi des concessions sur la question du retraitement du combustible (procédé autorisé dans le cas du Japon) et sur la portée des missiles. L’existence de ces restrictions américaines est perçue comme des « entraves » inacceptables dans un contexte de détérioration de l’environnement stratégique
Côté américain, beaucoup d’experts considèrent la déclaration de Washington comme adaptée. Ainsi, un expert de l’Atlantic Council estime que grâce au sommet du 26 avril, l’alliance américano-sud-coréenne « devient véritablement une alliance nucléaire ». Un autre estime que c’est « un pas en avant utile », mais temporaire devant l’augmentation de la menace chinoise et nord-coréenne, qui nécessitera immanquablement des redéploiements nucléaires américains en Asie
Pourtant, certains notent qu’étant une politique « de réaction » à la crise de confiance coréenne, elle ne peut pleinement répondre aux inquiétudes de la population en recherche d’indépendance
Ancien responsable de l’administration Obama, Jon Wolfsthal va plus loin en notant que plus les États-Unis insistent sur le caractère nucléaire de leur alliance avec Séoul, plus les Sud-Coréens considéreront que seules les armes nucléaires peuvent les protéger et réclameront un arsenal indépendant. Il estime donc qu’il serait préférable d’investir sur les autres aspects de l’alliance, que ce soit au niveau conventionnel ou économique, car devant l’accroissement des capacités nucléaires chinoises et nord-coréennes, il sera de toute manière de moins en moins crédible de menacer d’une riposte nucléaire


La déclaration de Washington : un nouvel épisode pour la dissuasion élargie américaine en Corée du Sud ?
Emmanuelle Maitre, Antoine Bondaz
Bulletin n°109, mai 2023