La Corée du Sud sur le marché international de l’armement terrestre : l’exemple européen

   Cet article synthétique propose un éclairage de la montée en puissance de la Corée du Sud sur le marché international de l’armement, en particulier dans le domaine terrestre. Le parcours des groupes de défense Hanwha et Hyundaï Rotem sur le marché européen de la défense en offre une excellente illustration. 

Décennie 2020 : une moyenne annuelle d’exportations de défense de 2,4 Mds$ 

L’entrée de plain-pied de la Corée du Sud sur le marché international de l’armement date du début des années 2010. Assurant la maîtrise d’oeuvre des grands programmes nationaux d’équipements, les industriels coréens franchissent une nouvelle étape durant cette période en se déployant à l’export, remportant de premiers contrats significatifs auprès d’Etats clients étrangers. Historiquement, les entreprises de défense coréennes ont gagné en compétences technologiques et industrielles par le biais des transferts de technologies négociés auprès de fournisseurs étrangers (américains en tête), pour ensuite formaliser une démarche à l’export. 

Par exemple, dans le domaine de l’artillerie, le système automoteur K9 Thunder cal. 155mm/52 a été conçu, développé et produit sous maîtrise d’oeuvre nationaleLe développement du système s’appuie sur le M109 américain.  dans les années 1990, une décennie marquée par une volonté forte de « coréaniser » la DéfenseChung-in Moon and Jin-Young Lee, « The Revolution in Military Affairs and the Defence Industry in South Korea », Security Challenges, vol.4 n°4, août 2008, 17 pages.. Mais plus généralement, la majorité des équipements exportés résulte de programmes offsets et de transferts de technologies. Tel est le cas de l’offre F-50 / T-50Programme issu d’un partenariat stratégique entre Lockheed Martin et KAI (dans le cadre d’un offset). Exporté en Indonésie (2011), Irak (2013), Philippines (2014) Thaïlande (2015) et Etats-Unis (2020 ; 8 appareils en location temporaire). A noter qu’après avoir déposé une offre en partenariat avec Lockheed Martin pour le programme T-X, c’est finalement l’offre Saab/Boeing qui a été retenue. Des prospects notamment en Colombie et Slovaquie.  dans le domaine de l’aviation d’attaque légère et d’entraînement, et des sous-marins type Chang BogoLe sous-marin type Chang Bogo est issu d’un partenariat entre DSME et TKMS (accord de licence). Il a été sélectionné par l’Indonésie en 2011.

En 2006, le livre blanc de la Défense et le plan Global Korea mettent les exportations de défense au coeur de la stratégie nationale, et ce, d’autant plus qu’elles participent au soutien de la BITD. Le gouvernement Lee Myung-Bak consolide cette stratégie en 2008, avec la volonté de promouvoir l’industrie de défense comme relais de croissance de l’économie nationaleDans ce cadre, le système de R&D de défense a été réformé dans le but de promouvoir l’usage de technologies duales. Voir Byun Moo-keun, « Defense Industry Is New Economic Growth Engine », Korea Herald, 17 février 2009. . En 2010, le plan prévisionnel de la Defence Acquisition Program Administration (DAPA), l’agence du ministère de la Défense en charge des acquisitions et du soutien à l’export, affiche un objectif de 4 Mds$ d’exportations d’ici dix ans« South Korea aims at $4bn in defense exports by 2020 », Korea Herald, 19 octobre 2010. . Si les ventes à l’export connaissent un pic à 3,54 Mds$Livre Blanc de la défense 2018.  en 2015, la moyenne sur la période 2010-2020 est plus proche 

des 2,4 Mds$, un montant qui permet à la Corée du Sud d’entrer dans le TOP10 mondial des exportateurs d’armement« Trends in international arms transfers, 2021 », Sipri Fact Sheet, mars 2022. . La décennie 2020 devrait voir sa position renforcée. Après une année 2021 record, avec 7 Mds$ de ventes« S.Korea’s defense exports to top $10 billion », The Korea Economic Daily, 17 janvier 2022. , les perspectives pour 2022 s’annoncent meilleures encore (10 Mds$Ibid. ). 

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L’entrée sur le marché européen de l’armement terrestre : aux origines, une offre de niche et une stratégie opportuniste via le K9 

En 2001, après avoir été à la base d’un transfert de technologies avec la TurquieL’obusier K-9 est la base technique du système d’artillerie conçu sous maitrise d’oeuvre nationale, le T-155 Firtina.  et, en 2014, d’un accord de licence avec la PologneConstruction sous licence du châssis pour l’obusier auto-moteur AHS Krab. , le système d’artillerie K9 Thunder a été sélectionné successivement par la Norvège (2017), la Finlande (2017, surplus) et l’Estonie (2018, surplus). Ces premières ventes en Europe semblent s’inscrire dans une stratégie opportuniste. En effet, répondant spécifiquement à des besoins nationaux pour la conduite d’opérations de haute intensité face à un adversaire désigné sur une frontière contestée, le système n’a pas été pensé dans une logique d’exportation. Or, l’évolution du contexte stratégique en Europe à partir de 2014, suite à l’annexion par la Russie de la CriméeThibault Fouillet, « Coup d’oeil à l’Est : les implications stratégiques de la guerre en Ukraine pour les États baltes et la Pologne », Note de la FRS, n°09/2022, 16 mars 2022., a conduit plusieurs pays de l’est et du nord de l’Europe à réévaluer la menace et leurs besoins capacitaires, en s’orientant vers l’acquisition d’un obusier automoteur chenillé. Sur cette niche, le système K-9 figure parmi les quelques systèmes chenillés modernes exportés (numérisation, interopérabilité, etc.). L’hypothèse d’une stratégie opportuniste apparaît confortée par le fait que la vente du K9 Thunder par son maître d’oeuvre Hanwha, ne s’est pas traduite par des accords industriels majeurs ou par une implantation industrielle sur le territoire européen. Relevons toutefois les accords de licence négociés avec la PologneProduction du châssis du système AHS Krab.  et les accords offsets en Norvège, lesquels ont vu l’établissement d’une première coopération avec le groupe norvégien KongsbergIntégration du système de contrôle de tir ODIN. 

D’une approche commerciale opportuniste à la formalisation d’une stratégie nationale export 

Ces dernières années, les initiatives publiques de soutien et de promotion de l’industrie de défense se sont multipliées, avec les actions de la DAPA dans le cadre de la politique offset du pays (visant notamment l’intégration de la BITD dans les chaînes de sous-traitance des groupes de défense étrangers) et la formalisation d’une nouvelle stratégie export. Cette dernière vise à créer ou à renforcer les relations dans le domaine de l’armement via des partenariats intergouvernementaux de défense. Les accords bilatéraux peuvent être conclus dans les domaines militaire (formation), économique (assistance, etc.) ou scientifique (R&D), en fonction des pays ciblés. 

En parallèle du plan de modernisation de la défense sud-coréenne, Defense Reform 2.0, annoncé en 2018, un nouveau train de mesures est adopté afin d’améliorer la compétitivité de la BITD nationale (efforts portés notamment sur la R&D avec la création d’une nouvelle agenceCréation en mai 2021 du KRIT (Korea Research Institute for Defense Technology Planning and Advancement) sous la responsabilité de la DAPA. , la standardisation, la mise en place de nouveaux contrôles qualité) et de soutenir les exportations de défense (initiatives ciblant les PME). 

En outre, l’approche privilégiée pour les exportations de défense est désormais pangouvernementale, avec la K-Defence Globalization Strategy« Seoul pursues whole-of-government export strategy », Jane’s, 3 novembre 2021. , dont l’objectif affiché est de répondre aux besoins des clients étrangers et à leurs exigences d’offsets (transferts de technologies, production sur le territoire national, etc.). La prise en compte au plus haut sommet de l’Etat des exportations de défense démontre également la place centrale prise par ces dernières dans les relations diplomatiques. En janvier 2022, la tournée du président Moon Jae-in en Afrique et au Moyen-Orient s’est ainsi conclue par une série d’annonces de ventes d’équipements de défense : contrat avec l’Egypte portant sur l’achat d’obusiers automoteurs K9 Thunder (1,66 Md$), accord avec les Emirats arabes unis relatif à la vente du système de défense aérienne Cheongung II KM-SAM (évalué à 3,5 Mds$) et, plus récemment, en mars 2022, signature de plusieurs contrats avec l’Arabie Saoudite pour un montant estimé à 800 M$. 

Vers une capitalisation de l’expérience export et une internationalisation des activités des industries de défense coréennes ? 

L’internationalisation de l’activité des groupes de défense coréens semble aujourd’hui franchir une nouvelle étape. Les stratégies mises en oeuvre pour y parvenir démontrent la capacité de la Corée du Sud (Etat et industries) à répondre aux exigences clients les plus contraignantes en matière de contenu local. 

Ainsi, sur le marché australien, après avoir remporté l’appel d’offre lié au programme Land 8116, Hanwha va produire 30 obusiers AS-9 Huntsman et 15 véhicules d’approvisionnement 

de munitions AS-10, soit les versions locales de l’obusier K9 et du véhicule K-10. Pour ce faire, l’industriel construit un site de production à Geelong, lequel deviendra l’Armoured Vehicle Centre of Excellence (AVCE). Il s’agit là du tout premier site de production d’équipements de défense installé à l’étranger (après avoir créé une première filiale commerciale, Hanwha Defence Australia). Dans le cadre de la compétition liée au programme Land 400 Phase 3 portant sur l’acquisition de véhicules de combat d’infanterie, l’offre portée par Hanwha (K21 Redback) a été présélectionnée aux côtés de celle de Rheinmetall Defence (Lynx KF41). Si l’offre coréenne était retenue, le site AVCE serait en charge de la production des véhicules K21 Redback à destination des forces armées australiennes et pourrait devenir à terme une seconde ligne de production pour les véhicules (et les pièces détachées) de l’armée coréenne« Hanwha Protected Mobiles Fires deal signed », ADBR, 13 décembre 2021. . Le contrat conclu par Hanwha pour la production des AS-9 et AS-10 prévoit également l’intégration d’entreprises locales dans la chaîne de sous-traitance. Le groupe semble d’ailleurs en profiter pour ouvrir sa chaîne de sous-traitance au niveau mondial, à l’image du MoU signé avec l’aciériste australien Bisalloy SteelLe MoU prévoit la participation de l’aciériste australien à la production des véhicules et systèmes exportés par Hanwha dans d’autres pays, comme l’Egypte. Cf. « Hanwha Defense, Bisalloy Steel sign export deal », Defence Connect, 14 février 2022.. A noter que dans sa quête de partenaires locaux, Hanwha s’est rapproché de la filiale australienne du norvégien Kongsberg, Kongsberg Defence Australia« Hanwha selects Kongsberg as C4 partner under Land 8116 Phase 1 », Australian Defence Magazine, 13 novembre 2020. . Les deux entreprises se connaissent bien, ayant établi en 2017 un premier accord de partenariat dans le contexte de l’achat par la Norvège d’obusiers automoteurs K9 Thunder. Le lien Hanwha / Kongsberg s’en trouve de facto renforcé (et avec un périmètre géographique étendu, du national à l’international). 

Vers une présence industrielle coréenne pérenne sur le territoire européen ? 

Hanwha déploie désormais cette même stratégie en Europe, en particulier au Royaume-Uni dans le cadre de la compétition en cours Mobile Fire Platform (MFP). En septembre 2021, l’entreprise coréenne a bâti le consortium Team Thunder, composé d’entreprises localisées sur le territoire britannique, notamment Leonardo UK, Pearson Engineering, Horstman Defence Systems et Soucy Defense. Lockheed Martin UK a rejoint le consortium en mars 2022. Par ailleurs, les dirigeants du groupe coréen ont déclaré vouloir faire du Royaume-Uni un véritable hub régional, futur lieu de production des systèmes K9 et de leurs variantes« Hanwha Makes Early Impression with Launch of Team Thunder for British Army’s Mobile Fires Platform », Armada International, 24 mars 2022. destinés à l’export. 

L’expérience acquise par l’intermédiaire des ventes export du K9 Thunder bénéficie à son maître d’oeuvre mais également à l’ensemble de la filière nationale. Ainsi, le char de combat K-2 Black Panther, produit par Hyundaï Rotem, figure comme l’un des nouveaux produits phares de l’industrie coréenne. Le renouvellement du parc européen représente de ce point de vue une opportunité commerciale et industrielle historique. A la recherche de son premier succès à l’export, le K-2 Black Panther est en lice dans deux compétitions initiées par des Etats européens opérateurs d’une variante du K9 Thunder. En janvier 2022, il a été présélectionné par la Norvège et a débuté depuis lors une campagne de test, en concurrence avec le Leopard 2A7 de l’allemand KMW. En Pologne, la Corée du Sud et Hyundaï Rotem ont proposé dès 2020 un partenariat portant sur la production d’une version nationale du char K2, le K2PL« Hyundai Rotem eyes Polish contractors for work on battle tank», Defense News, 9 septembre 2020. . En dépit de l’acquisition, annoncée en juillet 2021, de 250 chars américains Abrahms M1A2 SEPv3407 (via une procédure FMSHélène Masson, Europe des véhicules blindés Les maîtres d’oeuvre industriels européens face aux stratégies nationales d’acquisition : entre concurrence et partenariat, Recherches & Documents, n°03/2022, 1 mars 2022. ), le dialogue n’a pas été rompu. Fin mai 2022, la visite officielle du ministre polonais de la Défense en Corée du Sud a confirmé l’existence de discussions à ce sujet« We are strengthening military cooperation between Poland and South Korea », Communiqué de presse, ministère polonaise de la Défense, 30 mai 2022., le représentant polonais précisant : « Apart from the American ABRAMS, it is very important that the Polish Army is equipped with modern tanks produced by Hyundai Rotem. Indeed, it is a very good offer, Ibid. . Produite localement, cette version K2PL pourrait ensuite être proposée à d’autres potentiels Etats clients européens, au premier rang desquels la République tchèque et la Slovaquie. 

Les groupes de défense coréens semblent donc entrer pleinement dans une phase d’internationalisation de leurs activités, accompagnés en cela par l’Etat, à la manoeuvre pour l’établissement d’un cadre de coopération bilatérale adapté aux besoins du pays client. Certes, un cap important a été franchi par la Corée du Sud et ses industriels sur le marché international de l’armement. Cependant, le pays reste confronté à plusieurs problématiques à long terme. La restructuration de l’industrie de défense coréenne, qui s’est construite historiquement autour des conglomérats (Chaebols)Rémy Hémez, Corée du Sud, la septième armée du monde ?, Focus stratégique, IFRI, 2017. , ne semble pas finalisée, à l’image des activités défense de Hyundaï Rotem. Par ailleurs, la capacité de l’industrie coréenne à concevoir et à produire des sous-systèmes répondant aux normes et aux standards internationaux n’est toujours pas atteinte. S’affranchir des producteurs occidentaux (par exemple, le système de transmission et le moteur des chars K2En raison de difficultés rencontrées par SNT Dynamics, le char K-2 est équipé, suivant les versions, d’un système de transmission RENK et d’un moteur MTU. ), et en particulier américains (aéronautique notamment), est un défi qui n’est pas encore totalement relevé. 

Données clés des principaux groupes de défense coréens 

 

En Corée du Sud, les activités industrielles de la défense ont été développées à partir des années 1970 en s’appuyant sur les conglomérats (Chaebols). Ces derniers se sont vus assigner plusieurs secteurs stratégiques en échange d’avantages économiques (mise en situation de monopole ou quasi-monopole, accords financiers, réduction de taxes, etc.)Hee-Jung Moon, « The Diamond approach to the competitiveness of Korea’s Defense Industry », Journal of International Business and economy, 2010, 43 pages.. Si cette stratégie a permis la mise en place relativement rapide de capacités de production d’équipements (presque exclusivement sous licence américaine), elle a engendré des difficultés sur le plan de la compétitivité et de l’innovationKIET, Competitiviness evaluation for Defense Industry in Korea, 2011. . L’industrie de défense coréenne s’est consolidée au fil des années. Par exemple, le groupe aéronautique Korea Aerospace Industries (KAI) a été créé en 1999, reprenant les activités Aéronautique des conglomérats Samsung Techwin, Daewoo Heavy Machinery et Hyundaï MotorsCho Yeong-Chin, Restructuring of Korea’s Defense Aerospace Industry, Challenges and opportunities, BICC, paper 28, février 2003, 71 pages.

Dans le secteur de l’armement terrestre, deux groupes assurent la maîtrise d’oeuvre des grands programmes nationaux : 

  • Hanwha: le conglomérat a réalisé un chiffre d’affaires 2020 de 50,4 Mds€Hanwha Profile 2021. . Sa filiale Hanwha Aerospace (CA 2021 : 4,8 Mds€) réalise plus de 50% sur le marché défenseLe segment « Defense » représente 2,1 Mds€ de CA en 2021. Il faut néanmoins lui ajouter les activités défense du segment « Aerospace engines » (1,1 Md€ ; ventilation non communiquée). Cf. « Hanwha Aerospace Co., Ltd and subsidiaries », Consolidated Financial Statements, 31 décembre 2021 et 2020.. Deux de ses filiales mènent des activités défense : 
    Hanwha Defence (CA 2021 : 1 Md€) : filiale spécialisée dans les activités défense du groupe. Suite à l’acquisition de Samsung Techwin en juin 2015« Hanwha emerges as South Korea’s Defense Giant », Defense News, 26 juillet 2015. , Hanwha Defence est désormais responsable du programme d’obusier automoteur K9 Thunder. Son catalogue produits comprend notamment le véhicule blindé de combat d’infanterie K21 Redback et le sys-tème de défense aérienne BIHO. 
    Hanwha Systems (CA 2021 : 1,5 Md€ dont 76% dans le défense) : filiale spécialisée dans l’électronique de défense (ISR, solutions C5I, systèmes électroniques de conduite de tirs, etc.). 
  • Hyundaï Rotem : groupe aux activités duales, spécialisé dans les solutions ferroviaires et les véhicules blindés. Le groupe assure la maîtrise d’oeuvre du programme de char de combat K-2 Black Panther. En 2021, les activités défense ont représenté 31% de son chiffre d’affaires, soit 665 M€Hyundaï Rotem, « Q4 2021 Financial Results », Investor relations, 27 janvier 2022. 

Ajoutons dans le secteur des systèmes de missiles, l’entreprise Lig Nex 1 (CA 2021 : 1,35 Md€ ; 100% Défense) et, dans celui des munitions, Poogsan (CA 2021 : 1,9 Md€, dont 30% liés aux activités munitions). 

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